Disparu en 2014, Wes Craven n’a jamais eu la reconnaissance qu’il méritait. Il souffre d’une réputation injustifiée de cinéaste cynique, maltraitant le cinéma de genre avec un sadisme à peine voilé, victime d’une frustration de ne pouvoir tourner des films plus classiques. Son opportunisme – à prendre avec beaucoup de pincettes – se retrouve sur quelques longs métrages indignes comme La colline à des yeux 2 ou Un vampire à Brooklyn. Autre critique récurrente à son égard: le manque de forme. Wes Craven n’est pas un grand styliste comme Carpenter ou Argento, ses mises en scène paraissent peut-être plus discrètes. Il suffit pourtant d’étudier attentivement la maîtrise de People d’Under the Stairs, de The Serpent and the Rainbow ou l’incroyable séquence d’ouverture de My Soul to take, pour s’apercevoir qu’on a peut-être hâtivement confondu anonymat et modestie . C’est justement dans cette surface apparente que l’auteur des Griffes de la nuit puise sa force créatrice et sa cohérence dans les thèmes abordés.
Il règne chez Craven un désir d’effacement, un refus apparaître comme trop voyant. Il s’agit pour lui, d’une certaine manière, de coller au réel, d’inscrire le récit dans une contemporanéité palpable. Il s’inspire d’ailleurs souvent de faits divers pour construire ses histoires au postulat toujours crédible. L’irruption inopinée du fantastique surgit de manière très violente chez Craven bousculant un réel tangible.
Et ce n’est pas La ferme de la terreur, oeuvre hybride, sans réelle colonne vertébrale, mais passionnante qui infléchira cet aspect. La ferme de la terreur peut-être perçue avec le recul comme un film charnière dans la carrière du cinéaste, une œuvre étonnante et singulière qui doit beaucoup à son atmosphère poisseuse proche de certains films rednecks et qui permet aussi de découvrir une Sharon Stone débutante et d’apprécier le cabotinage toujours aussi jouissif de cette trogne de Michael Berryman, freaks fascinant du cinéma d’horreur américain des années 70/80. Réalisé après Summer of fear, initialement Stranger in our house téléfilm médiocre avec Linda Blair mais ayant remporté un certain succès lors de son passage sur la petite lucarne, La ferme de la terreur débute par une série d’images en noir et blanc inscrivant le récit dans l’Histoire de l’Amérique, celle des pionniers. On jurerait presque de l’authenticité de ces photos, pourtant juste extraites du film, situé au début des années 80. Wes Craven jette un trouble, met en lumière surtout le sujet de son film: évoquer une communauté religieuse passéiste, Les Hittites, qui feraient passer les mormons pour de doux agneaux. Qui sont les Hittites, secte inventée par les scénaristes mais reprenant le nom d’un peuple ayant vécu en Anatolie au IIe millénaire avant J-C. Nous ne saurons pas grand chose de leur existence au quotidien, Craven préférant les filmer hors champ souvent à travers le regard des autres personnages. Ils paraissent échappés d’un autre siècle, plongé dans l’obscurantisme le plus radical adoptant un mode de vie ultra rigoriste marquée par un refus de la sexualité et une peur quasi irrationnelle des forces du mal, invitant à la tentation, symbolisé par l’évocation de la succube.
Les hittites obéissent à leur gourou, incarné par un Ernst Borgnine habité, patriarche dominateur et effrayant, avec son regard illuminé et sa carrure impressionnante. A côté d’eux, un jeune couple, Martha et Jim ayant appartenu jadis à la communauté, vit à l’écart, bien décidé à vivre dans la modernité, loin des préceptes inculqués par leurs ainés. Suite à la mort du mari, fils du chef des Hittites, Martha tente de résister à l’oppression. Elle est aussi en proie à d’étranges phénomènes pendant qu’un mystérieux tueur rôde aux alentours.
Pour Wes Craven, La ferme de la terreur, co-auteur du scénario, est une manière de régler ses comptes avec la religion sans prendre de gants, même si l’irruption de l’irrationnel ne range pas le cinéaste du côté des athées. Issu d’une famille baptiste rigoureuse, Craven s’en prend surtout à un système idéologique fondé sur la croyance aveugle en certains préceptes anciens. En élargissant à un contexte plus politique et historique, il met à l’index le puritanisme d’une société (américaine) à travers la représentation de cette communauté, symbole d’un pays encore marqué par les réflexes pudibonds et le retour de l’ordre moral au début des années 80 après une décennie et demi de libéralisation des mœurs. Dans cette réflexion autour de la nature et de la culture, de la croyance et de la rationalité, de l’ancien monde et du nouveau monde, Wes Craven, plus ambigu que prévu, ne jette pas l’opprobre à ceux qui se réfugient dans les superstitions, aussi archaïques et dangereuses soient-elles.
Débutant comme une chronique rurale sur l’affrontement morale entre des modes de vie antinomiques, La ferme de la terreur change de cap à partir du premier meurtre et dérive du côté du slasher classique dans lequel le cinéaste va jouer sur cette ambivalence entre le récit onirique teinté de surnaturel et le whodunit rural et crapoteux, en brouillant les enjeux et multipliant les fausses pistes, jusqu’à un épilogue final à la limite du hors sujet.
Le fantastique irrigue le film par petites touches, impressions, dialogues, au détour d’un plan insolite, d’un rêve, il n’est pas visible dans la structure cartésienne d’un scénario reprenant la plupart des poncifs du slasher. Les meurtres sont exécutés dans les règles de l’art, les cadavres s’accumulent et les suspects potentiels sont nombreux. Mais cette ambivalence constitue l’essence même d’un film protéiforme qui articule difficilement plusieurs genres sans jamais en épouser un pleinement. Un charme fou se dégage de cette série B bancale mais annonciatrice des grandes réussites à venir d’un cinéaste qui reprendra cette même absence de signature en trompe-l’œil au service de récits retors et admirablement bien construits partant de faits divers pour mieux s’engouffrer vers le fantastique pur.
A l’instar d’un Kiyochi Kurosawa, Wes Craven nous prend par la main et nous embarque dans une histoire prosaïque et crédible, ancrée dans un territoire précis et une temporalité identifiable. Cette authenticité est d’autant plus forte que lorsque l’irrationnel s’immisce dans l’univers diégétique, elle s’éprend d’une dimension métaphorique très forte. Le conte de fée infiltre un cinéma qui pourrait être insupportable et abject, ce qui fait sans doute défaut à ses premiers films mais trouve une ampleur et une raison d’être dans les magnifiques Les griffes de la nuit et L’emprise des ténèbres, sans doute les plus grandes réussites de son auteur.
La ferme de la terreur ressort en combo DVD/Blu ray chez Elephant dans une copie impeccable respectant le grain d’origine. Julien Comelli de revient sur la genèse du film, insistant particulièrement sur le savoureux mélange des genres.
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