Willard Huyck, auteur avec sa femme Gloria Katz de quelques œuvres associées au cinéma de George Lucas (ils ont co-écrit American Graffiti [1973], ou encore le génial Indiana Jones et le Temple maudit de Steven Spielberg [1984] insérant une certaine forme d’horreur de série B dans l’entertainment eighties à gros budget et à grosse ambition), a aussi réalisé quatre films, dont le terriblement culte Howard the Duck (1986), inénarrable navet devenu au fil du temps un incontournable de la cinéphagie déviante. Messiah of Evil (1973), coup d’essai de Huyck en tant que réalisateur, réédité en Blu-ray par les excellents cinéphiles du Chat qui fume, s’avère beaucoup plus intéressant que son funeste nanar de super-héros palmipède : geste horrifique viscéral d’une étonnante virtuosité graphique, tout autant infusé dans la mouvance d’une esthétique gore ou d’un certain cinéma anxiogène et malsain initiés par le travail de George A. Romero (celui de La Nuit des morts- vivants [1968] et de La Nuit des fous vivants [1973]) ou de Wes Craven (son film inaugural, La Dernière maison sur la gauche, date de 1972) que dans un héritage hitchcockien finalement commun aux cinéastes d’horreur des seventies, Messiah of Evil trouble profondément par l’impression d’asphyxie qu’il provoque et par le regard violent et désabusé qu’il porte sur une certaine idée de la communauté, considérée comme dangereuse.

Nouveaux corbeaux hitchcockiens (1er plan : J. Bang) (©Le Chat qui fume)

Arletty (Marianne Hill) s’inquiète : cela fait quelques semaines qu’elle n’a plus de nouvelles de son père (Royal Dano), peintre reconnu vivant dans la ville côtière reculée de Point Dune. Chose étonnante : personne ne semble le connaître, à l’exception d’un trio mené par Thom (Michael Greer), homme placide accompagné de sa maîtresse Laura (Anitra Ford) et de la jeune Toni (Joy Bang) cherchant lui aussi à retrouver l’artiste pour des raisons assez imprécises. Arletty les accueille dans la maison de son père, s’amourache plus ou moins du charmeur Thom pendant qu’à l’extérieur, la population de Point Dune devient de plus en plus étrange, jusqu’à la folie furieuse…

C’est moins par son récit, finalement très attendu et parfois franchement bancal (exemplairement l’écriture du personnage de Thom, aux enjeux incompréhensibles), que par l’atmosphère délétère qu’il développe que Messiah of Evil s’avère marquant. Tant la narration éclatée, changeant fréquemment de point de vue par l’usage de voix off alternées, que la mise en scène donnant toute son importance au danger de l’ordinaire par l’entremise d’une profondeur de champ abritant en son sein la menace de présences incongrues, créent une esthétique du chaos d’autant plus troublante qu’elle prend appui sur le caractère anodin d’une petite ville balnéaire apparemment sereine. De ce point de vue, le film de Willard Huyck semble tout autant anticiper l’horreur fantastique de Stephen King (Salem’s Lot [1977], ou la description d’une cité aux habitants littéralement vampirisés un par un) que le cinéma de John Carpenter, que ce soit par le truchement de la description d’un mal venu de la mer phagocytant la quiétude et les habitants d’une ville côtière (Fog [1980])ou de l’emprunt confinant au mimétisme de certains plans du film de Huyck dans ses propres oeuvres (le plan de la bande blanche discontinue lors de l’arrivée d’Arletty à Point Dune reprise au détail près, de façon confondante, pour figurer l’arrivée et le départ impossible de la ville de Hobb’s End par Trent [Sam Neill] dans L’Antre de la folie [1994]). King et Carpenter ont ceci en commun qu’ils ont redonné un vrai sens presque radical au fantastique, ceci par le contexte spatio-temporel de leurs travaux horrifiques (en gros la petite ville ou les banlieues pavillonaires où vivent une middle class américaine plutôt aisée), et par le pouvoir anxiogène qu’il peut paradoxalement receler du fait de sa normalité parfaitement lisse. Un monde réaliste rendu inquiétant par l’irruption d’un surnaturel le mettant subrepticement en doute, en somme ; Messiah of Evil peut de ce fait être considéré comme le prémisse d’une certaine forme d’épouvante émergeant dans les années 70 mais qui prendra son véritable essor dans les eighties.

Perspectives illusoires (M. Hill) (©Le Chat qui fume)

Cette perturbation du réel prend ici la forme d’un mélange finalement assez déstabilisant d’expressionnisme (comme nous parlerions de l’esthétique de l’Expressionnisme allemand, avec ses décors bircornus et ses étranges lignes de fuite) caractérisant le décor de la maison du père d’Arletty, et de violence baroque, gore, excessive dans sa représentation frontale, intervenant parfois sans crier gare (la séquence d’ouverture, saisissante). Point Dune, bourgade semblant bâtie autour de la maison vide du père, ressemble par là même à une sorte de cauchemar où la quiétude même serait élément de chaos, lieu presque utopique, sans temporalité ni localisation précise, loin des yeux du monde mais semblant, lui, scruter de façon intrusive tout ce qui pourrait perturber son équilibre du mal. De ce point de vue, la maison du père peut être perçue comme le noyau de cette scrutation, le peintre ayant fait de ses murs des fresques impressionnantes à l’évasion illusoire (les perspectives ne débouchent que sur des parois infranchissables) et aux personnages ayant peu à peu des allures d’inquisiteurs menaçants, êtres immobiles mais donnant toutefois l’impression tenace qu’ils sont sur le point de bondir sur les résidents temporaires du lieu.

Inquisiteurs expressionnistes  (M. Hill) (©Le Chat qui fume)

Ce travail sur le regard et le figement des figures humaines comme signifiants de menace peut se retrouver dans la meilleure scène du film, et sans conteste la plus terrifiante, reprenant habilement la scène des corbeaux se posant sur le portique de l’école dans Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock (1963) : dans une salle de cinéma vide, Toni s’installe au premier rang pour regarder un western suranné ; elle ne voit pas derrière elle les sièges se remplir progressivement d’une population livide, incapable de la moindre émotion, prête à lui sauter dessus pour la bouffer lorsqu’elle voudra fuir. L’horreur cauchemardesque provient justement de cette inéluctabilité provoquée par le regard vide du voyeurisme (le regard domestique des peintures de la maisons ; celui, vide, des spectateurs prédateurs du cinéma) et par la lenteur de l’irruption progressive des habitants de la ville, et cette idée de claustration dont personne ne pourra jamais s’échapper (des perpectives illusoires des fresques de la maison aux portes fermées du cinéma), menant irrémédiablement à la mort.

Corps à consommer (A. Ford) (©Le Chat qui fume)

Que figure, en fin de compte, cette esthétique du cauchemar ? Que met-elle en doute ? L’idée même de communauté. Considérée dans le cinéma américain classique comme un inébranlable appui sur lequel l’être en péril pourrait se reposer, véhiculant intrinsèquement une forme de manichéisme implicite (elle serait nécessairement garante des valeurs triomphantes du Bien), elle semble au contraire vectrice de maléfice dans Messiah of Evil, souffrant du Mal comme on souffrirait des symptômes d’un virus létal. De la communauté naît le pourrissement (Arletty se mettant à vomir des insectes dans un stupéfiant moment buñuelien, confirmant l’hypothèse de l’esthétique cauchemardesque), la désagrégation des corps (les larmes de sang signe premier et majeur de la contamination) et leur consommation (Laura attaquée dans un supermarché par une population carnassière, annonçant le futur Zombie de Romero [1978] se déroulant dans un mall, temple de la société consumériste). Ou quand le cinéma d’horreur fait des corps qu’il malmène la représentation métaphorique d’un corps social considéré lui-même comme un ensemble miné par la putréfaction. De ce point de vue, Messiah of Evil, film saisissant et trop méconnu d’un cinéaste et scénariste qui travaillera plus tard pour l’entertainment tout en en biaisant les fondements, s’inscrit pleinement, et sans avoir l’air d’y toucher, dans ce cinéma de genre polémique qui fit le sel de la création indépendante américaine des années 70.

Outre le film, cette édition blu-ray du Chat qui fume contient :

• Interview du réalisateur Willard Huyck (37mn)
• Ce que la lune de sang apporte : Messiah of Evil, un cauchemar américain (57 min)
• Le gothique américain et l’hystérie féminine (22 min)

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A propos de Michaël Delavaud

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