Quelle étrange non-carrière que celle de William Richert, morte dans l’œuf dans les années 70 à tous niveaux. Acteur de seconds (ou plutôt cinquième, sixième) rôles, et scénariste de sept films, il pourrait dans son intransigeance et son échec constituer l’emblème et la victime de la fin d’une période. La gestation de Winter Kills est-elle même complètement folle : budget considérablement diminué au point que l’équipe se lance sur un autre film qui rapporterait de l’argent, tournage interrompu plusieurs fois, producteur assassiné… et flop à l’arrivée. Cette aventure aurait pu donner lieu à un film. On en fit un documentaire en 2003. Réalisé en 1979, Winter Kills brille en tous points des derniers feux du Nouvel Hollywood : anti-héroïsme assumé, urbanisme blafard et frisquet, photo de Vilmos Zsigmond, un des chefs opérateurs les plus prisés de l’époque – tout autant chez Michael Cimino que Robert Altman, Jerry Schatzberg ou Brian De Palma – et désenchantement politique et existentiel. L’aube des années 80 marque une transition dans le cinéma américain. Dans ses contradictions, son enchevêtrement de tension, de suspense divertissant, de comédie noire et d’absence de spectaculaire, Winter Kills annonce cet effacement progressif d’une humeur, d’une couleur, d’un ton si particuliers.
Winter Kills achève également une vague de films de complots politiques fortement marqués par l’assassinat de Kennedy, inaugurée de manière prophétique – un an avant l’attentat – par le palpitant The Manchurian Candidate (Un crime dans la tête, 1962) de John Frankenheimer, dont Richert adapte ici le même écrivain, Richard Condon. Ce trauma indélébile allait traverser le Nouvel Hollywood avec quelques thrillers vertigineux comme Les 3 jours du Condor et plus particulièrement le diptyque d’Alan J. Pakula formé par Les Hommes du président et le chef-d’œuvre du genre : A Cause d’un assassinat. Non seulement Winter Kills s’inscrit dans cette veine, mais il en constitue le chant du cygne. La boucle est bouclée et l’argument explicitement exposé le confirme : 19 ans après la mort du président Kegan (ce qui correspond approximativement à celle de JFK), son frère Nick, vivant hors des turpitudes de la vie publique et citadine sur son yacht, est appelé au chevet d’un homme mourant pour recevoir ses confessions : il lui avoue être le deuxième tireur lors de l’attentat et lui indique où est cachée l’arme. Nick se laisse alors entraîner dans l’enquête, s’improvisant apprenti détective tandis que les morts s’amoncellent autour de lui, parfois même à quelques centimètres, à quelques secondes près, le laissant toujours mystérieusement vivant. Jeff Bridges tout jeune et déjà parfait incarne cet homme rêveur, un peu candide, lancé malgré lui dans cette initiation à l’abîme et à l’espoir perdu.
Comme beaucoup d’avatars du genre, Winter Kills ouvre sur le vertige, dans lequel le héros n’a plus rien à quoi se raccrocher, abandonnant une à une toutes ses certitudes, ses croyances. « A qui peut-on faire confiance, désormais ? » L’ami et l’être aimé, lorsqu’il n’est pas assassiné, peut constituer l’un des acteurs du complot, d’un moment à l’autre. Plus encore, et c’est là que le thriller paranoïaque entre en résonance avec le fantastique, le monde est contaminé : l’environnement devient menaçant, comme une entité maléfique à part entière, où les contours du bien et du mal sont effacés. A contrario, le décor impose des formes coupantes, plongeant le héros dans une géométrie de science-fiction, une abstraction qui tend le miroir de la compréhension du monde. C’était le cas dans A Cause d’un Assassinat, qui écrasait son minuscule héros dans un espace désert avec ses courbes et ses lignes acérées. Ici, lorsque Nick pénètre dans l’imposant antre de surveillance générale régi par l’inquiétant John Cerruti (Anthony Perkins remarquable, libérant ce regard perçant et ses expressions névrotiques qui n’appartiennent qu’à lui), difficile de ne pas penser au Numéro 6 du Prisonnier, rentrant dans la salle de contrôle pour y rencontrer le Superviseur. A l’instar de la série, le monde de Winter Kills est un monde sur écoute.
L’étrangeté pointe régulièrement son nez : il suffit de l’apparition régulière d’une femme et de son bébé en poussette, souriants, comme prélude à la mort, pour que tout bascule. A ce titre, on regrette que la version cinéma n’ait pas conservé l’ultime séquence voulue par le réalisateur qui maintenait l’œuvre dans cet entre-deux, comme un dernier refrain. William Richert capte parfaitement cette atmosphère spectrale de la ville, amplifiée par la fraîcheur funèbre de l’hiver. Et la photo de Vilmos Zsigmond, comme à son habitude avec ses teintes marronnées, mordorées, blafardes et son inimitable grain, renvoie au crépuscule. L’occulte éclate au sein du réel, où le danger invisible peut venir de nulle part, à n’importe quel moment, où la ville elle-même semble un assassin : et par extension symbolique le pouvoir, l’argent sont désignés comme les agents de la destruction. William Richert se plaît à démystifier ses figures de privilégiés en appuyant sur le ridicule de ces pantins du pouvoir au charisme illusoire. Voir John Huston en patriarche étouffant se balader en slip rouge en exhibant sa bedaine sous son peignoir est sans prix.
Cette dérision n’est pas juste le cœur du film : on appréciera également la manière dont le cinéaste utilise son casting de prestige, déjouant les attentes. Alors qu’on aurait pu imaginer un agencement digne des films catastrophes ou des adaptations d’Agatha Christie, il les fait purement défiler, parsemant le film de mini flash-backs où des personnages « invités » racontent leur petite histoire pour éclairer – ou égarer – le héros. Eli Wallach, Sterling Hayden, Tomás Milián, Joe Spinell ont droit à leur scène. Le plus étonnant est peut-être de retrouver en fidèle majordome Toshiro Mifune et ses maigres lignes de dialogues. Quant à Elizabeth Taylor, elle ne fait quasiment qu’entrer dans le champ, sans dire un mot !
Winter Kills s’attaque au cynisme universel des mécaniques gouvernementales : la commande de l’assassinat émane des hautes sphères du pouvoir, en interne. Lorsqu’un président d’abord placé comme un pion devient sensible à l’idée de démocratie, il devient potentiellement dangereux pour ceux qui ont placé leurs billes dans l’entreprise. L’Histoire n’a pas évolué, le XIXe siècle est toujours là. Winter Kills constitue un superbe film politique qui dissimule sa rage sous son ironie bonhomme, mais qui déchire au sens propre le drapeau américain en son milieu lorsque la victime corrompue croit pouvoir s’y accrocher et tombe finalement dans le vide.
Chacun se croit donc protégé par sa place, son argent, persuadé de dominer le jeu, sans se douter qu’il n’est qu’un grain de sable dans le système. A ce titre le générique d’ouverture est on ne peut plus suggestif : des pions sertis de joyaux qui avancent sur un échiquier avant de tomber sous le retentissement d’une musique solennelle. Pourtant, étonnamment, le plus grand désarroi de Nick n’est pas la perte des illusions idéologiques, mais la perte sentimentale. La grande beauté de Winter Kills est en effet de revenir toujours à l’intime. Pour ce romantique ahuri et mélancolique, de la trahison amoureuse vient le plus incommensurable des chagrins.
Les transferts proposés par Powerhouse – Indicator et Studio Canal sont les mêmes, avec ce fabuleux grain retrouvé, si caractéristique de Vilmos Zsigmond.
Dans l’édition Powerhouse Les deux versions du films sont proposées dont celle remontée par Richert en 83, telle qu’il la voulait à l’origine, d’une qualité moindre pour les scènes rajoutées, compte tenu des sources. Son commentaire audio, vu la gestation du film, comme on peut le deviner, est passionnant. Le supplément le plus important pour comprendre toutes les mésaventures d’un film sur lequel le sort s’est acharné est indubitablement le doc de 2003, Who Killed ‘Winter Kills’? (38 mins) avec ses nombres intervenants : acteurs, réalisateur, directeur photo … Dans Reunion (2003, 9 mins) Richert and et Bridges se rappelle de la production mouvementée du film, tandis que Star Stories (2003, 8 mins) permet au cinéaste de s’exprimer sur son incroyable casting. Le critique et écrivain Glenn Kenny quant à lui étudie l’histoire des thrillers conspirationnistes et son héritage, dans Things Happening in Secret (2020, 31 mins). Pour finir, on trouvera un spot radio, une critique du trailer par Josh Olson, une galerie photos et matériel promotionnel. Le livret quant à lui propose une analyse du film par Anne Billson, des documents d’archives, un retour sur les déboires du réalisateurs, ainsi qu’un choix de retours critiques de l’époque.
Dans l’édition Canal Plus Make My Day, on retrouve quasiment les même suppléments, sous-titrés français cette fois-ci, ainsi que la présentation de J.B.Thoret et son analyse du film L’hiver a-t-il tué JFK . Dommage en revanche que ne soit pas présente la version alternative de 1983.
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