Est-ce parce que Yuzo Kawashima a majoritairement réalisé des comédies, toujours difficiles à exporter, que son cinéma n’a que très, trop peu franchi les frontières du Japon ? Cette hypothèse, exprimée par l’excellent Clément Rauger au sein des passionnants bonus analysant l’œuvre du cinéaste contenus dans les DVD/Blu-ray des trois films que diffuse l’éditeur indépendant Badlands, semble tout à fait cohérente, et dans le même temps injustifiée par les faits tant ce réalisateur méconnu toucha à une multitude de genres. Pour preuve, les trois oeuvres aujourd’hui exhumées, entreprise aussi évidemment parcellaire qu’essentielle, mêlent avec une homogénéité rare le drame mizoguchien ou les études de mœurs héritières du cinéma de Mikio Naruse à une satire du Japon d’après-guerre que n’auraient pas reniée les fameux cinéastes de la Nouvelle Vague japonaise (Shoei Imamura ou Kaneto Shindo furent d’ailleurs occasionnellement scénaristes pour Kawashima).
Difficile de rendre compte de façon exhaustive du cinéma de cet auteur météorique jusqu’ici presque invisible sous nos cieux français, de ce réalisateur à la santé précaire ayant frénétiquement réalisé une cinquantaine de films de 1944 à 1963 dans cette urgence imposée par le sentiment d’une finitude imminente et prématurément décédé à l’âge de quarante-cinq ans. Les trois films proposés par Badlands, Les Femmes naissent deux fois (Onna wa nido omameru, 1961), le Temple des oies sauvages (Gan no tera, 1962) et La Bête élégante (Shitoyakana kemono, 1962) permettent cependant de se donner une idée de ce que Kawashima met à l’œuvre dans son art cinématographique : un regard original, épuré de toute psychologie, portée sur une société nippone d’après-guerre valsant-hésitant entre la nostalgie d’un Japon traditionnel précédant l’humiliation de l’occupation américaine et la modernisation des usages faisant tomber le pays dans un modèle économique et culturel occidentalisé.
La Bête élégante, antépénultième film de Yuzo Kawashima, portrait d’une famille d’escrocs inventant tous les larcins possibles pour survivre dans un système social permettant l’immersion de la technologie et de l’électro-ménager au sein des foyers, ne semble mettre en scène que cet entre-deux intenable, opposant une ancienne génération nostalgique d’une époque révolue où l’effort et la rigueur étaient de mise à une jeunesse arrogante et insolente comme leur a appris à l’être la modernité, ne cherchant qu’à voler son prochain pour évoluer dans une société aux intérêts carnassiers et dont la génération précédente est devenue entièrement dépendante (le père demandant régulièrement à son fils ayant tapé dans la caisse de sa compagnie s’il peut lui donner de l’argent). La mise en scène de Kawashima, d’une inventivité absolument époustouflante, privilégiant les angles de prise de vue les plus étranges, les décadrages les plus surprenants et les surcadrages permettant régulièrement de faire du cadre cinématographique une sorte d’espace scénique d’ordre théâtral, peut être perçue comme une sorte de symptôme de ce Japon malade de son incertitude identitaire, les compositions d’images très travaillées s’échinant à séparer les générations vouées à ne pas se comprendre (les parents et les enfants isolés les uns des autres), à les faire s’espionner l’une l’autre par les diverses perforations du décor (le judas de la porte, la trappe s’ouvrant sur le palier de l’appartement, le jour d’une cloison séparant deux pièces…) voire par des astuces de montage parfois égrillardes (le plan du père regardant vers l’extérieur avec ses jumelles un sourire satisfait sur les lèvres précédant directement un autre plan de sa fille sous la douche, qu’on est pourtant sûr qu’il ne peut voir !).
Le discours de La Bête élégante est assez révélateur de la place même de Kawashima au sein de l’histoire du cinéma japonais, le cinéaste s’avérant lui-même une forme de trait d’union générationnel entre les « classiques » (Mizoguchi et Naruse donc, si présents dans les films qui nous sont présentés, mais aussi Ozu dont Kawashima se réclame bien qu’il en soit pourtant dans une large mesure l’antithèse) et les « modernes » dont il annonce la liberté thématique et formelle frondeuse. De ce point de vue, Les Femmes naissent deux fois s’avère peut-être un élément primordial pour tenter de cerner ce que peut être le cinéma de cet étrange réalisateur japonais. Le film raconte l’histoire de Koen (Ayako Wakao, actrice commune aux trois films édités), moins geisha comme on voudrait nous le faire croire que prostituée exerçant sous couverture (ou plutôt sous kimono) après l’interdiction de la prostitution sur le territoire japonais promulguée en mai 1956. Et de la voir accompagner durant tout le film, dans le restaurant où elle officie ou lors de leur sortie dans quelques lieux d’amusement, une demi-douzaine de « clients » qu’on appellerait aujourd’hui « sugar daddies », hommes mariés souhaitant une vie parallèle et la payant en petits cadeaux en tous genres, tour à tour tendres, méprisants, indifférents, humains, inhumains, brutaux, amicaux ou sévères. Et Koen de vouloir s’émanciper de ce monde oppressif dans lequel elle a ses repères mais où elle ne sera jamais autre chose qu’un objet décoratif au bras d’un homme. Ce très beau film, d’autant plus amer qu’il feint la lumière et le sourire par le truchement de son personnage n’ayant pas le droit à la moindre faiblesse dans l’exercice de son métier, n’est rien de moins qu’une réactualisation de La Rue de la honte de Kenji Mizoguchi (1956) à l’aune de l’interdiction de la prostitution dont nous parlions plus haut. Yuzo Kawashima en évacue toute forme de psychologisation, se faisant le portraitiste critique, particulièrement virulent, d’un monde permettant l’écrasement des populations les plus pauvres (dont Koen est bien entendu l’allégorie) par les membres, résolument masculins, d’une classe sociale supérieure qui aurait le droit d’user d’elles comme bon leur semblerait. C’est certainement dans cette opposition entre thématiques traditionnelles (la réminiscence d’un Japon primitif par le biais de la figure, certes ici fallacieuse, de la geisha) et traitement moderne (froideur de la mise en scène, tentative de portrait social éminemment critique) que se situe le cinéma de Kawashima, reconduit presque à l’identique dans Le Temple des oies sauvages par son regard sur l’ordre patriarcal et la stratification sociale.
Ce film, considéré par Christophe Gans (présentant le film dans le DVD qui lui est consacré) comme une version nippone et débarrassée de ses oripeaux policiers du Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain (1934), est directement lié aux Femmes naissent deux fois par le personnage interprétée par Ayako Wakao, geisha sans-le-sou récupérée à la mort d’un peintre bienfaiteur qui l’avait prise sous son aile par le moine bouddhiste qui servait de confesseur à l’artiste. Cette femme, qui pourrait être la Koen du film précédent, devient de façon contrainte et forcée la compagne de ce religieux quelque peu libidineux ayant fait vœu de pauvreté mais rechignant à donner de l’argent pour l’éducation de son jeune disciple alors même qu’il se fait livrer un lit-double pour pouvoir dormir et s’adonner à la luxure avec sa nouvelle femme. Le disciple moinillon, rejeté dans son enfance par ses vrais parents, livré par ses parents adoptifs à cette mouture bouddhiste de Tartuffe, se voit maltraité, humilié, violenté, affamé par son maître. Kawashima fait finalement de ce jeune homme torturé par le système social et cherchant à s’en émanciper par l’amour qu’il porte à la geisha appartenant au moine (de même que dans Les Femmes naissent deux fois, Koen pense échapper à sa condition par l’espoir que constitue un jeune étudiant amical s’avérant aussi malveillant que les autres hommes) le véritable double du personnage du film précédent. En filmant le jeune moinillon, Yuzo Kawashima ne cherche jamais autre chose que filmer la revanche sociale, ce qu’il fera également en faisant le portrait de la famille de La Bête élégante.
Dans la présentation qu’il fait du Temple des oies sauvages, Christophe Gans pointe également l’appétence du cinéaste nippon pour filmer à travers les trous. Deux occurrences confirment tout à la fois l’intuition de l’analyste et cette dialectique du trou comme volonté de discours critique. La première d’entre elles voit la première apparition du disciple du moine en train de faire la tâche la plus avilissante : vider la fosse septique du temple et trimballer des seaux remplis d’excréments afin de les vider plus loin. Le visage du moinillon est filmé par la lucarne de la fosse par laquelle il passe le réceptacle lui permettant d’exécuter son puant labeur. La seconde occurrence montre en contre-plongée zénithale le ciel à partir de la fosse creusée dans le cimetière, vouée à devenir la dernière demeure du moine défunt à la fin du film. La trajectoire du film, éminemment critique voire blasphématoire, est rendue claire par cette dialectique du trou (et par extension du surcadrage) : d’une fosse à l’autre, reliés par les fils narratifs de l’ensemble du film, par les actes des deux personnages censément plus faibles (le moinillon et la geisha), le moine violent incarnation des valeurs les plus élevés et le tas d’excréments qu’il avait amoncelés dans la fosse septique vidée par son disciple, mis sur un pied d’égalité, ne font plus qu’un par le simple système de représentation. Idée violente actant le geste cinématographique de Yuzo Kawashima, faisant plus que flirter avec le nihilisme le plus achevé.
Moins directement polémique, la multiplication des surcadrages dans La Bête élégante n’est pas sans annoncer le même type d’amoralité, servant au spectateur à espionner les agissements frauduleux et contestables de cette famille d’escrocs, et le rendant au moins aussi suspect qu’elle. Mais qu’espionnons-nous par le réseau de portes, de trappes, de judas alternativement ouverts ou fermés sinon, encore une fois, la revanche sociale d’êtres se sentant mis au rebut par la société qu’ils cherchent à voler, à spolier, à vampiriser par le truchement du don du corps (les personnages interprétés par Ayako Wakao, actrice érotisant la volonté de s’extraire du Japon patriarcal, ce que confirmeront ses rôles ultérieurs chez son pygmalion Yasuzo Masumura, entre autres dans Passion [1964], Tatouage [1966] ou L’Ange rouge [1966]) et du mensonge généralisé ?
Ce que filme obstinément Yuzo Kawashima au travers des trois films aujourd’hui édités se trouve bel et bien être une pauvreté qui se débat pour exister dans un monde qui voudrait la rendre invisible par tous les moyens tout en en profitant sans vergogne. De ce point de vue, l’art de ce cinéaste japonais décidément inexplicablement méconnu n’est pas sans évoquer les grandes figures du cinéma néoréaliste (Koen n’est-elle pas une version japonaise et féminine du fameux voleur de bicyclette de De Sica ?) ou celles des comédies italiennes. La Bête élégante n’est-elle pas une anticipation nippone et cosy d’Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola (1976) ? Le dernier plan du film, montrant des immeubles modernes jouxtant des terrains vagues complètement ravagés, n’est-il pas sans évoquer une séquence magnifique du Jeudi de Dino Risi (1964), film trop peu connu directement contemporain de l’œuvre de Kawashima ? Le cinéma de ce maître caché du cinéma japonais se doit donc définitivement d’être découvert, en espérant que ce coffret donnera l’idée pas si saugrenue d’exhumer d’autres films de ce formidable auteur.
Les DVD et Blu-Ray contiennent :
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Présentations des films par Stéphane du Mesnildot (Les femmes naissent deux fois), Christophe Gans (Le Temple des oies sauvages) et Bastian Meiresonne (La Bête élégante).
- Documentaire sur le cinéma de Yuzo Kawashima en trois parties réparties sur les trois films avec Clément Rauger, Christophe Gans et Bastian Meiresonne.
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Lynspi
Très éclairant. Merci.
Quincy Fontaine
J’ai trouvé cet article particulièrement intéressant et instructif sur le cinéma de Yuzo Kawashima, un réalisateur méconnu qui mérite davantage de reconnaissance. Les analyses des films « Les Femmes naissent deux fois », « Le Temple des oies sauvages » et « La Bête élégante » mettent en lumière le regard original et épuré de Kawashima sur la société japonaise d’après-guerre et ses questionnements identitaires. C’est fascinant de voir comment il réussit à mêler drame, satire et critique sociale, tout en faisant le lien entre les cinéastes classiques et modernes du Japon.
Je tiens à remercier l’auteur de l’article pour ce partage éclairant et pour avoir attiré mon attention sur les œuvres de Kawashima. Les DVD/Blu-ray édités par Badlands sont une excellente occasion de découvrir ce cinéaste talentueux et d’apprécier son approche unique du cinéma.