Merci d’emblée à Jean-Baptiste Thoret de réparer une injustice en éditant deux films majeurs de Yves Boisset, certainement l’un des auteurs les plus sous-estimé de l’histoire du cinéma français, dans des copies HD de toute beauté. Cinéphile érudit, admirateur du cinéma de genre, grand pourfendeur de la bêtise humaine, Yves Boisset n’est pas seulement un citoyen en colère, mais aussi un authentique metteur en scène qui a construit une œuvre cohérente alliant divertissement enlevé et réflexion pertinente autour de sujets de sociétés intérieurs, propre au dysfonctionnement de notre pays. Aucune bonne conscience n’enraye la démarche de Yves Boisset dans ces brûlots qui par leurs excès dépassent le didactisme redouté. Huit ans séparent Folle à tuer et Canicule, proposés dans la collection Make My Day. Dans les deux cas, il s’agit d’un fuite en avant, d’une traque effrénée de marginaux tentant de s’extirper d’un environnement hostile. Seulement, le traitement tant sur le fond que sur la forme diffère. Les périodes ne sont pas les mêmes.
Ancré dans les années 70, Folle à tuer possède encore des bribes d’espoir, d’un désir de lutte contre un pouvoir en place, un humanisme tendre, non dénué de naïveté. Signe des temps, la violence des années 80 éclate dans Canicule, non pas dans un milieu urbain à la mode dans les polars de l’époque afin de stigmatiser une jeunesse plongée dans le chaos, mais au contraire au cœur du monde rural filmé dans un univers diurne. Certainement aigri, suite à des projets qui n’ont pu voir le jour, le cinéaste a perdu ses illusions et laisse éclater toute sa colère et son dégoût des hommes et de son pays, à travers un personnage fictionnel issue du passé. De la traque ouverte sur le monde, traitée comme un road-movie auscultant le territoire hexagonal à celle totalement asphyxiante circonscrite dans un espace-temps archaïque où rien ne bouge, Yves Boisset est à sa manière un observateur lucide de la société française, un satiriste plus proche de l’esprit de Charlie Hebdo première période que de l’Humanité ou Politis.
FOLLE A TUER
Adaptation d’un roman de Jean Patrick Manchette O dingos ô châteaux, qui délaisse provisoirement son personnage fétiche, le détective privé Eugène Tarpon, Folle à tuer s’intéresse à Julie Ballanger, héroïne touchante et romanesque qui vient de passer cinq ans en clinique psychiatrique. A sa sortie, elle est engagée par le très riche chef d’entreprise, Michel Hartog,pour s’occuper de son neveu Thomas, le fils de son frère décédé officiellement d’un accident. Lors d’une promenade dans un parc, Julie, l’enfant et le chauffeur sont enlevés par deux malfrats dont un mystérieux tueur à gages.
L’écriture sèche, fragmentée et agressive de Jean-Patrick Manchette se dilue un peu dans l’adaptation de Yves Boisset, pourtant aidé par l’écrivain. Les ressorts de l’intrigue, liés à des rebondissements parfois maladroits, ne paraissent pas toujours crédibles. mais le réalisateur ne cherche pas le réalisme ; il dresse le portrait assez bouleversant d’une jeune femme innocente poursuivie par une horde de salopards et, aussi comme à son habitude, d’éreinter une bourgeoisie arrogante noyée sous le crime et la corruption.
La fuite de Julie, qui parvient à s’échapper de ses ravisseurs, à travers une France picaresque, aussi bien rurale que citadine, permet à Yves Boisset de donner le meilleur de lui-même, en filmant les lieux avec un vrai sens de l’observation, de s’attarder sur de menus détails nous replongeant alors dans une atmosphère giscardienne. Cette acuité topographique n’est pas étrangère au rapport cinéphilique qu’entretient l’auteur de Dupont Lajoie avec le cinéma américain. On retrouve cette puissance visuelle identifiée grâce à l’utilisation des décors qui dépasse justement ses attributions décoratives. Le climat inquiétant doit beaucoup à son ancrage dans un environnement hostile. En revanche, Yves Boisset paraît moins à l’aise avec les seconds rôles qui ont paradoxalement une fonction purement décorative, qu’il s’agisse de filmer un paysan ou un gardien d’hôtel.
Cette déficience est largement compensée par l’incroyable distribution qui donne tout son cachet au film.
Co-production franco-italienne oblige, Yves Boisset se devait d’engager une star, ou du moins une figure essentielle du cinéma transalpin. En offrant au cubain Tomás Milián le rôle du tueur taiseux, il touche juste, et implicitement fait preuve d’une intelligence en lui proposant d’endosser un personnage aux antipodes de ses interprétations excentriques habituelles.
Comédien prodigieux, cabot de génie éclipsant tous ses partenaires, au point de devenir souvent l’attraction principale, il n’est cependant jamais aussi bon lorsqu’un vrai metteur en scène parvient à canaliser son talent et lui faire jouer autre chose que son registre bien rodé. A l’instar de Sergio Sollima dans Le Dernier face à face ou Michelangelo Antonioni dans Identification d’une femme, Tomas Milian laisse ses grimaces et gesticulations de côté pour se fondre dans la peau d’un homme mutique au regard d’acier, impressionnant par sa seule présence animale.
Merveilleusement bien dirigé, il démontre à ses détracteurs la richesse de son travail de comédiens, loin des personnages « borderline » de ses polars et westerns. Face à lui, Michael Lonsdale, classe et impeccable, incarne Michel Hartog, trop généreux et philanthrope pour être tout à fait honnête. Son ton condescendant fait froid dans le dos. Dans des rôles plus anecdotiques, Victor Lanoux, un habitué du cinéma de Yves Boisset, génial dans Dupont Lajoie, en beauf effrayant, se montre parfait en chauffeur suintant la lâcheté et la bêtise. Ainsi que le méconnu Michel Peyleron, silhouette malaisante de l’hypocrisie incarnée, second couteaux indispensable du cinéma français des années 70.
Au milieu de tous ses mâles dominants, symboles d’une France patriarcale et misogyne, Marlène Jobert est Julie, soi-disant folle, alors que son séjour en psychiatrie est le résultat du meurtre de son violeur, un haut magistrat. Animée par une soif de vivre, elle se débat pour protéger la part d’innocence qui lui reste, à travers l’enfant qu’elle protège. Elle anticipe la Gloria du film de Cassavetes à la différence qu’elle n’est pas la mère de l’enfant.
Cette solide distribution, très courante dans le cinéma populaire des années 70, est au service d’une mise en scène énergique, digne parfois de ses modèles avoués ou non, de Don Siegel à Samuel Fuller en passant par les polars fauchés d’Anthony Mann.
Si le dénouement, expédié à la va vite, laisse une impression d’inachevée, Folle à tuer prend la forme d’une cavale haletante, portée par une naïveté parfois déconcertante (l’affection subite du gamin insupportable pour Julie), mais typique d’un cinéma d’une époque, croyant encore à certains idéaux et aux vertus d’un cinéma généreux. Par la suite, Yves Boisset ne fera plus jamais preuve d’autant d’optimisme. Moins d’une décennie plus tard, on peut même évoquer une sorte de point de non retour pour reprendre le titre d’un chef d’oeuvre de John Boorman avec Lee Marvin, parachuté dans Canicule.
CANICULE
Très mal reçu par la critique et le public à sa sortie, et encore cela reste un euphémisme, Canicule se bonifie avec le temps au point même de gagner ses galons de film culte. Pourtant, il ne s’agit pas d’une œuvre avant-gardiste, mais d’un remarquable film empruntant des genres populaires à mi-chemin entre le polar violent et la comédie outrancière. Et c’est bien ce côté outrancier, hyperbolique qui a du heurter les spectateurs à l’époque.
Au départ, Yves Boisset désire réaliser un film politique sulfureux qui tombe à l’eau sous le coup d’une censure pernicieuse. Finalement, il récupère un projet destiné au départ au revenant Serge Korber qui, après des années à tourner sous le nom de John Thomas des films X, n’est plus en odeur de sainteté dans le milieu. Se retrouvant alors avec un thriller mettant en scène un acteur culte américain, Yves Boisset se retrouve néanmoins en terrain familier. Ce n’est pas une première chez le cinéaste : Sterling Hayden dans Le Saut de l’ange, Fred Astaire dans Un Taxi Mauve ou encore Roy Scheider dans L’Attentat ont croisé la route de l’auteur de La Femme flic. Cependant,ce cas s’avère un peu différent. Lee Marvin est un peu un héros, un acteur culte à ses yeux, l’homme qui a joué dans des chefs d’œuvre comme, Règlement de compte, A bout portant ou encore Les Douze salopards. Il incarne plus que tout autre le « bad guy » viril et droit dans ses bottes.
L’idée de plonger une icône du cinéma américain, et en l’occurrence du film noir, au cœur de la France profonde en compagnie d’une bande de dégénérés que l’on croirait presque sortie d’un film d’horreur de Tobe Hooper, a de quoi faire saliver. Lee Marvin croisant les chemins de Bernadette Laffont, Victor Lanoux, Jean Carmet, Henry Guibet frise le surréalisme.
Il s’agit à l’origine d’un roman de Jean Vautrin qui en signe donc l’adaptation. L’écrivain, sous le nom de Jean Herman est par ailleurs lui-même cinéaste et on lui doit l’excellent Ho !avec Jean-Paul Belmondo. Pour les dialogues, Yves Boisset s’adjoint les services d’un Michel Audiard en roue libre délivrant une série de répliques à la vulgarité décomplexée. On n’oubliera pas le « nom d’une bite » proféré par Jean Carmet tout le long du métrage.
Canicule prend l’allure folle d’un pastiche de roman noir américain, du Jim Thompson rigolard et excessif, dans la lignée du Boris Vian de J’irai cracher sur vos tombes. L’argument est simple : après un hold up sanglant au cœur de la capitale, un gangster se réfugie en pleine campagne franchouillarde et atterrit au milieu d’une bande de paysans dégénérés.
Les dialogues sont drôles, mais d’une crudité inouïe, les situations scabreuses s’enchaînent et les acteurs se livrent à un concours de cabotinage hallucinant sous l’œil éberlué d’un Lee Marvin qui a du parfois se demander ce qu’il faisait là. Entre un Victor Lanoux, en beauf lubrique et violent, Bernadette Lafont en nymphomane hystérique, Jean Carmet en abruti veule et lâche et David Bennent en jeune garçon qui se rêve grand criminel, c’est un peu la cour des miracles. Si l’enfer existe, Yves Boisset en donne un petit avant goût, mais sous un soleil de plomb, au milieu des tracteurs, des granges délabrées, des champs à perte de vue et des cochons qui s’ébattent dans la boue. Canicule ne fait pas dans la dentelle ou le politiquement correct. La vision de la province, enfin des bouseux, selon Yves Boisset peut être jugée dégueulasse et xénophobe, mais l’auteur de Dupond Lajoie joue la carte de l’excès, de l’énormité quitte à frôler le ridicule et livre au final une œuvre bizarre, déviante se vautrant dans une violence complaisante assez jouissive. Dès la séquence d’ouverture, lors du hold-up, le réalisateur n’y va pas de mains mortes. Le carnage compte, parmi les victimes,des enfants, filmés frontalement lors d’une scène d’action remarquablement mise en scène, signant une sorte de désillusion générale. La fin de l’innocence est en marche.
Canicule n’est pas à prendre au premier degré, il ne s’agit pas d’un portrait réaliste de la ruralité, mais d’une œuvre marquée par l’hyperréalisme, la monstruosité proche de certains films d’horreur « redneck » américains, une aberration filmique comme le cinéma français en livre rarement, un cocktail détonnant entre le polar cauchemardesque et la grosse gaudriole gauloise. La réussite de ce film, toujours sur un fil tendu entre ridicule et sublime, tient aussi à sa réalisation impeccable, tranchant avec l’atmosphère crapuleuse, instaurant dès lors une distance: scope magnifique, lumière colorée et solaire, mouvements de caméra fluides et découpage classieux détonnent pour un film placé sous le signe de la vile dégueulasserie de nos concitoyens. Mais, au fond, tout cela n’est pas à prendre au sérieux. Il s’agit sans doute pour Yves Boisset d’un coup de colère, celui d’un homme qui n’a plus sa place au sein du cinéma français et qui confesse à demi mot regretter ne pas avoir fait carrière au pays de Lee Marvin.
Accompagné d’une présentation par Jean-Baptiste Thoret, toujours aussi pertinent, les films sont pourvus de deux bonus indispensables. En premier lieu, un entretien d’Yves Boisset pour l’émission Cinescope de 1984. Et cerise sur le gâteau, le making of de Canicule qui permet de d’apprécier les échanges entre Jean Carmet et Lee Marvin, grand moment un peu atypique.
(FRA/ITA-1975) avec Marlène Jobert, Tomás Milián, Thomas Waintrop, Michael Lonsdale, Jean Bouise, Victor Lanoux
(FRA-1984) avec Lee Marvin, Miou Miou, Jean Carmet, Victor Lanoux, David Bennet, Grace De Capitani, Bernadette Lafont
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