Cinéaste emblématique dans le paysage des années 70, Yves Boisset s’est démarqué en proposant des films tirés de faits réels, politiquement marqués à gauche (Un Condé, Dupont Lajoie) et des adaptations de romans d’écrivains très identifiés tels que Jean-Patrick Manchette, Jean Vautrin ou Philippe Djian. Alors qu’il rencontre fréquemment le succès (près de 2 millions d’entrées pour La Clé sur la porte, La Femme flic ou encore Le juge Fayart dit « Le Shérif »), il fait l’objet d’un dédain relatif. Son « tort » pourrait être de s’inscrire constamment (consciemment ou inconsciemment) à côté des tendances dominantes et mouvements en cours dans l’industrie hexagonale, qu’il s’agisse des auteurs de la Nouvelle Vague (Truffaut, Godard, Chabrol), des réalisateurs populaires (Bertrand Blier, Verneuil), des maîtres du polar (Melville, Corneau) ou à venir, du cinéma du look. Il s’inscrit dans une zone intermédiaire comme un électron libre. Celui qui fut l’assistant de Jean-Pierre Melville (L’Aîné des Ferchaux), Claude Sautet (L’Arme à gauche), Sergio Leone (Le Colosse de Rhodes) ou Riccardo Fredda, a construit son œuvre dans l’ombre de ses contemporains, entre cohérence thématique et aspirations grand public. En découle une filmographie parfois inégale mais aussi ambitieuse qu’aventureuse (il s’est essayé à une multitude de genres).

Copyright Tamasa 2024

Au début de la décennie 80, Boisset carbure au rythme soutenu d’un long-métrage par an. Tandis qu’il sort du succès d’Espion, lève-toi, le voilà enfin en mesure de concrétiser un projet de longue haleine, une adaptation d’une courte nouvelle de science-fiction de Robert Sheckley, Le Prix du Danger, racontant les sept dernières heures d’un épisode d’un jeu télévisé mortel dans une société dystopique. Publiée une première fois en 1958, ce récit avait fait l’objet d’une transposition allemande par Tom Toelle pour un téléfilm intitulé Le Jeu des millions en 1970. Le réalisateur d’Un Condé, qui dit avoir tenté pendant près de quinze ans de monter ce film (il compare le texte de Sheckley aux écrits de Richard Matheson et Philip K. Dick) n’est pas au bout de ses peines. Après deux collaborations fructueuses ( Le juge Fayard dit « Le Shérif » et La Clé sur la porte), il envisage de retrouver Patrick Dewaere pour tenir le rôle principal, néanmoins l’état de santé de ce dernier est préoccupant et surtout, l’acteur de Série Noire préfère aller jouer Marcel Cerdan pour Claude Lelouch. La suite, tragique, est connue. Il se donne la mort à quelques jours du tournage d’Edith et Marcel. Norbert Saada, producteur du Prix du Danger, qui venait de travailler avec Gérard Lanvin sur L’Entourloupe de Gérard Pirès, souffle son nom pour interpréter François Jacquemard. Remarqué mais pas encore consacré, la future vedette de Marche à l’ombre et des Spécialistes, est une valeur montante de l’industrie. Autour de lui, se trouvent trois profils nettement plus expérimentés : Marie-France Pisier, Michel Piccoli et Bruno Cremer. Tamasa qui avait proposé la première édition du film en DVD en 2014 et qui a déjà sorti un peu plus tôt, en haute-définition, La Femme Flic puis R.A.S, continue d’accompagner le travail d’Yves Boisset à la faveur d’une nouvelle restauration 4K transposée sur blu-ray pour ce thriller d’anticipation culte.

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Un jeu de télévision barbare animé par un présentateur vedette et où chaque candidat risque sa vie, connaît un succès considérable auprès des téléspectateurs. François Jacquemard (Gérard Lanvin), un chômeur, relève le défi. Mais il découvre bientôt que le jeu est truqué. Furieux, il abat ses poursuivants… Dans la première image du film, la course-poursuite est observée, plusieurs secondes durant, à travers une flaque d’eau. D’entrée, implicitement, le récit s’inscrit dans une réalité déformée, ici visuellement par un reflet visible, ensuite explicitement par la révélation d’une dystopie (dans un pays et une époque imaginaires et non situés) au sein de laquelle un spectacle de divertissement télévisé d’un nouveau genre, sert d’écran de fumée à un peuple endormi par un régime totalitaire. Dans son acte inaugural, Yves Boisset, quelque peu anarchique (ou je-m-en-foutiste c’est au choix) dans sa réalisation, se montre plus adroit pour filmer les coulisses et la mise en scène du show, que l’action en elle-même. Il rend compte du goût du sang et de la pulsion voyeuriste d’une partie de la population qui n’a que cette émission immorale, laquelle ne fait l’objet que d’une maigre résistance facilement muselée, pour rêver. Les candidats sont en situations de précarité (lors du casting du héros, il est fait mention de la peur d’un QI trop élevé…) tandis que les chasseurs sont valorisés et rendus sympathiques. Bien avant la télé-réalité (on retrouve la même fabrique de célébrités vaines et éphémères), la course effrénée à l’audience en dépit de toute morale et les présentateurs tous puissants au service des pires idéologies (revoir le film à l’ère d’un certain Cyril H. est troublant), il dresse dans le même temps le portrait impitoyable d’un univers régi par le pouvoir du divertissement, dévoyé en moyen d’enrichissement faramineux. Michel Piccoli, à contre-emploi, est joyeusement détestable en animateur sans scrupules, cumulant les pires tares (il fait notamment preuve d’un racisme décomplexé) avec une intelligence de jeu évitant le procès en caricature, campant un personnage délicieusement haïssable.

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Point fort notable, d’un bout à l’autre, Le Prix du danger est crédible, dans un genre, la science-fiction, qui ne l’a que rarement été en France. Un aspect qui tient paradoxalement moins à son envergure budgétaire ou à la rigueur de sa mise en image, qu’à des choix de casting pertinents et des dialogues aussi féroces que savoureux. En particulier, les séquences se jouant dans l’antichambre de l’action auprès de deux de ses marionnettistes, Antoine Chirex (Bruno Crémer) le PDG de la chaîne CTV et Laurence Ballard (Marie-France Pisier), l’une des productrices de du show. On pense notamment à une passionnante séquence en commission, où l’émission est mise en cause légalement et moralement, où s’affrontent argument et contre-argument, à travers des joutes verbales percutantes. Argumentaire effroyable et en apparence imparable : « Quand ils voient des tueurs commettre un crime à leur place, beaucoup de nos spectateurs se sentent libérés du besoin de passer à l’acte » dit Chirex à son adversaire du jour avant de vanter, « une entreprise de salubrité publique ». La violence dans les médias afin de la combattre dans la société qui reprend peu ou prou un argumentaire fallacieux aujourd’hui utilisé par certains éditorialistes pour justifier l’omniprésence effarante de voix de l’extrême-droite sur leur plateau. Les thématiques évoluent, les procédés pernicieux restent les mêmes : un dévoiement du langage et un renversement des valeurs. « Ne pas confondre démagogie commerciale et civisme, arguties juridiques et justice » lui répondra avec esprit son opposante, qui n’aura pas obtenu gain de cause. Le climax inattendu d’une longue exposition convaincante et souvent cinglante dans son expression, bien que parfois négligée sur la forme. Par ailleurs, un regard rétrospectif sur la filmographie d’Yves Boisset confirme de vrais instincts quant aux choix de distribution et une capacité à en tirer le meilleur.

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Le Prix du Danger opère une montée en puissance crescendo durant sa deuxième moitié, suivant le déroulé de l’émission, devenant le récit d’une chasse à l’homme prenante, efficace et inquiétante. Gérard Lanvin est aussi crédible en Monsieur-tout-le-monde, qu’en héros poussé au dépassement, charismatique et doté d’un capital sympathie inné, il contribue à l’intensité (et à la crédibilité) physique de cette traque télévisée. Pris au piège et manipulé, dans une relecture pessimiste de David contre Goliath, il lutte contre l’impossible et l’inaccessible. Un monologue final (illustrant là encore une grande qualité dans les dialogues) viendra doucher les espoirs de happy-end, dans cette société où la manipulation des masses est le mode opératoire privilégié : aucune issue heureuse n’est possible. En quarante ans, le long-métrage a conservé sa force et sa pertinence, en dépit de bémols de ça et là évoqués plus haut. Il demeure une réussite rare dans le paysage francophone, qui ne peut compter que peu de références dans le registre de l’anticipation. À la série B efficace et maline, s’est ajoutée une certaine clairvoyance, lui conférant une petite aura d’œuvre précurseur, du devenir de la télévision à la concentration des pouvoirs par les médias et le divertissement, le discours s’adapte sans mal aux changements d’époques, de pays et de continents. Des atouts qui ne sont pas passés inaperçus aux yeux d’un certain Stephen King, qui sous le pseudonyme de Richard Bachman, avait plagié l’intrigue pour Running Man, bientôt adapté au cinéma avec Arnold Schwarzenegger. Boisset portera plainte contre la production américaine et le tribunal de grande instance de Paris lui donnera raison après onze ans de procédures en 1998. Par ailleurs, preuve s’il en est, de l’intemporalité de cette trame narrative, Edgar Wright s’apprête à tourner une nouvelle adaptation du récit incriminé de King/Bachman avec Glen Powell.

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L’édition de Tamasa propose une copie restaurée qui remet au goût du jour le film, sans lui ôter son cachet de fabrication initial. Trois suppléments, conviant pour chacun un protagoniste important de l’aventure, Yves Boisset, le producteur Norbert Saada et enfin le premier assistant, Marc Angelo. Trois documents, trois regards nous replongeant dans les coulisses du long-métrage entre souvenirs personnels et anecdotes savoureuses. Le réalisateur évoque, notamment, le contexte (l’avènement des télés commerciales et la course à l’audience) dans lequel s’inscrivait Le Prix du Danger au début des années 80. Il confesse s’être inspiré de Léon Zitrone pour le présentateur et dit n’avoir eu droit à aucune promotion sur le petit écran. Le producteur, quant à lui, parle sans filtres des qualités et défauts d’un Boisset qu’il a accompagné sur plusieurs de ses longs-métrages. Il nous apprend que le rôle du PDG de la CTV fut proposé à Orson Welles mais l’assurance refusa cette option. Angelo relate des aspects plus techniques, comme l’absence de fonds verts et la grosse préparation qui s’imposait en plus des complexités logistiques en vigueur. Il raconte aussi le tournage en Yougoslavie, livrant notamment une information insolite, au sujet d’un interprète dont il surent après coup qu’il était l’œil de Moscou… Toute une époque !

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