Thierry Zéno – « Vase de noces », « Des morts », « Bouche sans fond ouverte sur les horizons »

© Cinematek

Il y a les films qui n’existent que pour divertir, pour passer le temps ou, pour le dire plus trivialement, pour accaparer notre temps de cerveau disponible (selon la sinistre expression d’un dirigeant d’une des plus vulgaires chaînes de télévision privée).

Il y a ceux qui fonctionnent comme signes de ralliement ou de distinction. Des œuvres culturellement correctes et adoubées par Télérama pour briller dans les salons mondains et se reconnaître entre pairs.

Il y a les films, plus rares, qui suscitent des émotions authentiques, des « coups de hache dans la mer gelée qui est en nous » comme l’écrivait Kafka.

Et enfin, il y a les films qui dérangent, qui bousculent et qui explorent les limites de la représentation et du représentable. Au sein de ces quatre catégories grossièrement tracées, les films de Thierry Zéno s’inscrivent indubitablement dans la dernière. Des œuvres que nous hésiterions à recommander à nos pires ennemis tant elles secouent et qui pourtant marquent de manière indélébile et passionnent par leur radicalité.

Pour le dire schématiquement, le cinéaste s’intéresse avant toute chose à la nature humaine, sa spécificité et ce qu’il en reste lorsqu’elle est confrontée à la folie (Bouche sans fond ouverte sur les horizons), à l’animalité (Vase de Noces) et à la mort (Des morts). De cette proximité entre les sujets filmés et nous autres, spectateurs, nait un trouble qui tient à cette manière d’appréhender l’altérité dans des situations extrêmes et de nous obliger à nous y regarder comme dans un miroir. Il faut, en effet, un petit temps pour réaliser que Georges Moinet, le peintre du court-métrage Bouche sans fond ouverte sur les horizons est interné dans un asile psychiatrique. Schizophrène, il prend néanmoins les rênes du documentaire pour décortiquer son œuvre et expliquer le sens de ses toiles. Même si certaines interprétations paraissent un brin ampoulées, notre homme s’exprime posément et son argumentation semble plutôt bien construite. Ses tableaux peuvent faire songer parfois, toutes proportions gardées, à certaines œuvres de Miro. Alors qu’est-ce qui distingue cet homme hospitalisé d’un homme « normal » ? Où se situe la frontière entre la « folie » et la raison ?

Sous-entendue dans ce court documentaire, la question revient en force dans le pétrifiant Vase de noces (1974), poème barbare et diamant noir de l’histoire du cinéma, naviguant entre Félicien Rops et Pasolini. Dominique Garny y incarne un homme seul, vivant dans sa ferme au milieu de ses animaux. En plaçant une tête de poupée sur celle d’un pigeon au tout début du film, il prouve qu’il navigue lui aussi à la frontière entre raison et folie. Et Zéno d’indiquer d’emblée qu’il place son œuvre sous le sceau d’une relation contre-nature entre l’animalité (l’oiseau qui se débat) et une humanité réduite à cette tête de poupée. La suite explorera cette frontière non sans une certaine violence puisque l’homme a des relations sexuelles avec sa truie. Si le film est resté célèbre pour cette relation zoophile, le cinéaste va aller beaucoup plus loin par la suite en n’hésitant pas à montrer d’autres « perversions » : émétophilie, coprophagie… Pourtant, on aurait tort de voir dans Vase de noces un désir de provocation gratuite et vaine. Aussi insoutenable soit-il parfois (prévenons nos aimables lecteurs qu’il faut vraiment avoir le cœur bien accroché), le film doit se regarder comme un poème noir, une fable métaphysique qui sonde les abimes de la nature humaine et qui parvient, au fond du cloaque, à saisir quelque chose qui fait malgré tout sa spécificité et la distingue de l’animal. A ce titre, le dernier plan est d’une beauté sidérante et laisse abasourdi, comme si une dimension sacrée (que corrobore à certains moments l’utilisation de la musique de Monteverdi) soufflait sur cet univers de fin du monde.

Car Vase de noces est un film totalement dépeuplé. Un huis-clos à ciel ouvert avec un homme seul partageant son quotidien avec les animaux. Zéno filme son quotidien comme autant de rituels bien réguliers : les tâches pour pouvoir manger et faire fonctionner la ferme, la nourriture, l’excrétion (dans une immense bassine à laquelle renvoie le titre), le bain… Le héros du film est réduit aux fonctions les plus élémentaires : manger, boire, excréter, copuler. Qu’il s’accouple avec sa truie souligne de manière parfaitement explicite son animalité. Lorsque l’animal accouche, l’homme s’occupe des petits comme si c’était les siens. Mais sur un coup de folie ou peut-être parce qu’il constate l’irréductible différence qui les sépare, il les pend. C’est alors la truie qui a la réaction la plus « humaine » et qui se suicide. Commence alors la partie la plus éprouvante du film, celle où notre homme concocte des décoctions à partir de ses propres excréments, les ingurgite et les vomit. Peut-être que l’essence de Vase de noces se trouve concentré dans ce cycle infernal d’ingurgitation et de régurgitation. A la fois parce qu’il s’agit d’un résumé le plus trivial de ce que pourrait être la condition humaine et, en même temps, le personnage se comporte comme une sorte d’alchimiste, tentant malgré tout de transfigurer la matière la plus ignoble en quelque chose d’autre. En ce sens, aussi barbares soient ces opérations (il coupe la tête de poulets qu’il place ensuite dans des bocaux), il y a toujours cette volonté de s’extraire de la nature, de l’animalité pour la transformer et y imprimer sa marque.

Cette interprétation, sans doute schématique, ne traduit par la richesse de cette expérience traumatisante. Le noir et blanc charbonneux, l’absence de la moindre parole, la rugosité de la mise en scène distillent un malaise constant qui tient justement aux gouffres que souhaite fixer Thierry Zéno. On ne ressort pas indemne de la vision de ce film explorant les limites de notre humanité jusqu’au vertige.

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Ces limites, Zéno les explorent encore dans Des morts (1979) (co-réalisé avec Dominique Garny et Jean-Pol Ferbus) et s’attaque à l’un des grands tabous de la représentation : celui de la mort (cet immontrable selon Bazin). Le film s’inscrit dans la lignée des documentaires ethnographiques de Jean Rouch et nous propose un petit tour du monde des rituels mortuaires, de la Thaïlande aux Etats-Unis en passant par le Népal, la Belgique, les États-Unis et la Corée du sud. A travers ces images d’enterrement, d’embaumement, de crémation et de veillées funèbres surgit une fois de plus la question de la nature humaine et ce qu’il en reste lorsque le corps se décompose, lorsqu’il se calcine ou lorsqu’il est recousu après avoir été vidé de ses viscères. Encore une fois, l’avertissement de rigueur n’apparait pas comme un détail superflu tant certaines scènes peuvent heurter ou s’avérer insoutenables. Mais comme dans Vase de noces, on ne perçoit chez le cinéaste aucune volonté délibérée de choquer. Son regard est neutre et évoque parfois, à ce titre, le cinéma de Wiseman. Seul le montage tisse des liens entre les corps qui restent exhibés jusqu’à l’enterrement (Thaïlande) tandis qu’ils sont cachés (Belgique) ou embaumés (États-Unis) dans les rituels occidentaux. Mais dans tous les cas, Zéno et ses comparses questionnent notre condition humaine et sa dimension éphémère. Quelques passages dépassent le cadre du rituel et les réalisateurs s’intéressent, par exemple, à un homme grièvement blessé dans un hôpital mexicain (il a écopé de nombreux coups de couteau). Le film suit alors, de manière éprouvante, ce combat entre la vie et la mort dans un environnement où de nombreux individus s’apprêtent à connaître le trépas. Une autre séquence perturbe énormément dans la mesure où il s’agit d’un film d’archive où l’on voit un groupe de guérilleros exécuter froidement l’un des leurs car il a trahi la cause. Aussi abjectes soient ces images, relevant quasiment du « snuff movie », elles se distinguent à mon sens des ignobles vidéos d’exécutions partagées par Daesh sur Internet. Peut-être parce que ces dernières s’inscrivent dans un environnement numérique et qu’elles sont moins destinées à être vues (en dépit de leur caractère extrêmement choquant) que partagées. Il ne s’agit plus de représenter mais de diffuser à des fins idéologiques. Le petit film inséré au cœur de l’œuvre, s’il sert avant toute chose à la propagande des assassins et qu’il est rudimentaire, présente néanmoins une image et un corps. Le plus choquant, peut-être, est que l’on perçoit les derniers soubresauts de la victime après l’exécution, comme si la vie cherchait – malgré tout- à défier la mort. Que les cinéastes décident de montrer cela dans le cadre de leur œuvre prouve à quel point, loin de toute complaisance ou de voyeurisme morbide, ils ne cherchent pas à vider l’image de sa substance en dévoilant tout mais, au contraire, à conserver constamment sa part de négativité. En ce sens, ce qui bouleverse autant dans Des morts, c’est moins ce qu’il montre que ce qu’il maintient -à dessein- caché : la douleur (même si elle s’exprime pour ceux qui restent, notamment lors de la veillée mortuaire en Corée où les proches de la défunte crient et pleurent ostensiblement – un rituel que Bong Joon-Ho montrera très bien dans The Host, d’ailleurs), la souffrance et ce qu’il reste de nous lorsque ne demeure qu’un cadavre… Par cette manière d’aborder la représentation de l’irreprésentable, Zéno ouvre une fois de plus des abimes et nous propose une expérience traumatisante mais unique.

A mille lieues des images formatées, la puissance de la mise en scène Des morts tient à cet équilibre entre proximité (à la limite de l’obscénité au sens premier de la définition : ce qui devrait être « hors de la scène ») et distance (la tranquille impassibilité qui se dégage d’un film sans commentaire, la belle séquence vers la fin du film où Zéno monte un ensemble de regards caméra qui inscrit le tournage dans le dispositif même de l’œuvre…).

Alors que la fiction mais également les images d’actualités nous confrontent constamment à la mort, ce film lui redonne sa part de négativité et de son scandale absolu. Il la montre à la fois comme la chose la plus naturelle et la plus mystérieuse qui soit. Et pour quiconque les aura vues, ces images resteront indélébiles.

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Coffret Thierry Zéno : 3 films

Vase de noces (1974) avec Dominique Garny (N&B, 78’)

Des morts (1979) (coréalisation : Dominique Garny, Jean-Pol Ferbus) (Couleurs, 99’)

Bouche sans fond ouverte sur les horizons (1971) (Couleurs, 26’)

Langues : Français, anglais et allemand

Sous-titres : Français, hollandais et anglais

Pal

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A propos de Vincent ROUSSEL

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