En faisant coïncider une quête spirituelle teintée de catholicisme et l’envers d’un cinéma vu comme une grosse machine destructrice avec Mary, Abel Ferrara a sans doute atteint le plus explicitement les limites de son œuvre qu’on dira peut-être « première » maintenant. Modeste dans sa forme en dépit de son sujet, 4h44 évolue en funambule entre paix intérieure et l’abîme de la rechute.
Sortie le 19 décembre 2012
en partenariat avec Culturopoing
Si 4h44 sera sur les écrans ce 19 décembre le seul film à sortir parallèlement à l’ « Apocalypse » attendue en cette année 2012, c’est paradoxalement, dans la kyrielle d’œuvres sorties dans ce contexte depuis deux ans, le film qui en offre la représentation la plus dépouillée… et la plus calme. Une vision auteurisante ? Pas seulement : il le dit lui même, Abel Ferrara a travaillé les genres, et le film de fin du monde est une forme comme une autre de film catastrophe. En ce sens, 4h44 ne jure pas dans sa filmographie, qui débuta avec un porno pour user du slasher, polar et fantastique…
Ferrara toutefois ramène cette fin du monde à une vision absolument peu cosmologique et totalisante, contrairement à un cinéaste comme Von Trier pour qui cette Apocalypse est un moyen de verrouiller et rendre encore plus écrasant l’espace de son film. Ferrara renoue plutôt presque directement avec ses origines, en proposant une autre perspective. L’espace de l’appartement et du peintre était déjà celui de Driller Killer, tout comme le microcosme artistique de New York offrait son dernier acte à l’Ange de la vengeance. L’enfermement apocalyptique est même pleinement au cœur de son New Rose Hotel. Si Ferrara s’est plus ou moins représenté dans sa dernière période à travers l’avatar d’un Matthew Modine déglingué et paumé (Blackout, Mary), le personnage de Willem Dafoe marque tout de même une évolution notable: aussi fragile qu’il soit, il ne s’abîme pas mais doit se confronter à nouveau à des émotions presque enfantines après avoir fait « la paix ».
Un couple attend donc la fin du monde pendant 24h, motif on ne peut plus épuré que Ferrara découpe au travers de trois scènes d’amour (inaugurale, centrale, finale), toutes assez différentes mais qui démontrent que l’étreinte est la figure tutélaire de son film. Charnel, 4h44 n’a pas pour autant forcément la charge érotique de ses films précédents (que l’on songe à Body Snatchers et sa psyché d’une adolescente), si tant est qu’on associe cette dernière au souffre. Ici, Skye oppose un tel aspect réconfortant et cotonneux au personnage principal, une réelle douceur, que l’étreinte en fin de compte représente avant tout une figure matricielle plus qu’un aboutissement du désir, ou le besoin de l’étancher même dans la mort. Plus jeune, l’amante devient étrangement presque une mère pour le héros.
Au delà de cela, le film s’apparente à un retournement des figures religieuses qui ont pu occuper le cinéma de Ferrara, naguère teintée par le catholicisme (le sacré violé, figure de la rédemption) mais désormais enveloppé d’une mystique bouddhique. Contrairement à Kundun de Scorsese, l’œuvre n’est pourtant pas une parenthèse enchantée mais le fruit d’une conversion. Le sens du fondu enchaîné, les images très fluides et oniriques qui nourrissaient depuis longtemps le style de son cinéma trouvent ainsi désormais ici une pensée qui leur donne du sens, jusqu’à expliciter et souligner le simulacre comme la nature même des choses… là où il s’opposait aux désirs des personnages, leurs aspirations. Ce qui était le reflet parfait des angoisses de ces 30 dernières années, avec une fusion même assez totale avec les inquiétudes des années 90, devient ici surtout un relatif apaisement autobiographique qui vaut surtout plus pour son auteur et son parcours… même s’il détonne dans toute la mise en scène de la peur qui prévaut aujourd’hui.
La multiplicité des écrans présents dans l’appartement et dans la composition des plans permet à Abel Ferrara des fenêtres sur le monde qui au delà de l’astuce budgétaire sont autant de représentations assez veines du réel : comme si l’univers se résumait en fin de compte à cela, une certaine vacuité, et qu’il n’existait plus que ce couple enfermé chez lui en méditation ou enlacé, se projetant sur une œuvre d’art gigantesque qui ne sera jamais exposé. Une crise « familiale » au travers de Skype laisse toutefois un temps les images prendre le dessus pour des cris et une fureur d’une autre époque chez le réalisateur : parce qu’on y croit soudainement et qu’elles sont liées aux êtres chers, la paix trouvée s’effrite alors.
Difficile de savoir si Ferrara a totalement adopté son renouveau spirituel ou s’il n’est pas encore en construction : la compassion avec le vendeur de pizza peut paraître assez forcée et artificielle ici – celle de Ferrara, ou d’un Cisco poussée vers un ultime élan de rédemption et d’expiation d’une vie pleine d’indifférence et de manque de générosité ? Lorsqu’il filme un suicide atone et traverse avec son héros des rues de New York toutes plus vides et calmes, on se dit qu’il y a aussi comme un doute et une grande peur chez Cisco (Willem Dafoe), que cette fin qui n’en a pas la forme est désespérante aussi… la paix peut-être également est aussi une régression à affronter. Que Ferrara associe cette seule fuite de l’appartement à la rechute possible dans la drogue et ses retrouvailles avec d’anciens compagnons n’est sans doute pas anodin.
Vivre en oubliant sa personne, les siens et son fonctionnement antérieur, et au travers de la fresque évoquer une œuvre d’art qui est comme un monde plus fort que son individualité : mine de rien ces choses sont plus importantes à régler pour Ferrara qu’une simple démonstration sur une fin du monde sans climax. Si le bouddhisme peut-être vu comme un énorme continuum de formes impermanentes, au cinéma il prend avec ce 4h44 l’espace d’une représentation fugace et encore inquiète entre deux fondus au blanc. Mais après cette étape, Ferrara sera peut-être pleinement à même de devenir le cousin new-yorkais de Weerasthakul.
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