Parfois, une œuvre indescriptible vous rappelle l’importance de la comédie, non seulement en tant qu’objet régressif et salvateur, mais également en terme de transgression totale. La transgression n’implique pas seulement le fait de dépasser les bornes, de se moquer avec un entrain communicatif des tabous et de la bien-pensance, mais également de transcender un concept, en allant le plus loin possible, jusqu’aux limites de ce genre vaste et foisonnant qu’est la comédie.
Trey Parker et Matt Stone (South Park) l’ont bien compris : le concept le plus simple (et le plus stupide) n’est que l’argument nécessaire pour se permettre toutes les excentricités, et l’apparat du trash, outil comique savoureux, n’est rien en comparaison des intentions véritables, à savoir incendier une société et, surtout, la perception de sa culture. Culture du vide (célébrités, médias, phénomènes de mode, etc) qui est le principal sujet de Anchorman II, suite finalement aussi attendue qu’imprévisible, parvenant à surpasser son modèle en multipliant des idées tout à la fois potaches et intelligentes.
Film sur l’Amérique, sur la télé-poubelle, sur la dégradation d’un système (le macrocosme médiatique), où rire devient l’expression libératrice de l’affliction, cette brillante comédie n’épargne personne, qu’il s’agisse des zygomatiques du spectateur ou de l’Oncle Sam.
Par un curieux hasard, Anchorman II débarque au moment où les fastes et l’hystérie du Loup de Wall Street sont encore gravés dans les esprits. Cousin scorsesien d’un Pain and Gain, Le Loup de Wall Street s’emparait des ingrédients de la comédie (timing essoufflant, prestation à la fois pathétique et grandiloquente de Dicaprio, apport considérable de Jonah Hill, ironie mordante, noirceur débridée, satire grotesque et comédie de mœurs) pour mieux peindre une époque et ses travers, en faisant du rêve américain, non pas un morceau de stand up (c’était le cas dans La Valse des Pantins) mais une vaste farce, au sens premier du terme. Comme le film de Scorsese, la nouvelle production Judd Apatow est une blague cinématographique, où chaque personnage est crétin au point d’en être génial.
Comme Belfort, Ron Burgundy passe du statut de loque d’un temps archaïque à celui de vedette d’une nouvelle ère. Derrière les rires, le symbole, la personnification d’une décennie en mouvance. Belfort est un costard cravate sans scrupules qui se prend pour un méchant de James Bond (il danse sur Goldfinger) et vole l’Amérique pour mieux y régner, et Burgundy un ringard as du postiche qui se pavane sur de la mauvaise musique sentimentale des glorieuses eighties, tout en révolutionnant le petit écran. Là où McKay surprend, c’est qu’il atteint le degré de subversion d’un Scorsese en détournant le synopsis du premier opus (traiter d’une thématique universelle et « politiquement correcte » en apparence, la parité) pour davantage verser dans l’état des lieux rigolard et actuel, inattendu par sa faculté à confronter le public américain (habitué à sa mosaïque étourdissante de chaînes) à la mélasse des images qui le conditionne, à sa soif de médiocrité et de divertissements faciles.
Le fait de transfigurer tout un milieu par le biais d’une création humoristique, d’un parasite écrivant ou réécrivant l’Histoire, était déjà l’une des grandes idées de Walk Hard, peut être l’une des meilleures productions Apatow, voyage musical à travers les décennies, qui par le prisme du miroir déformant (à visée satirique ou parodique) démontrait une connaissance véritable des codes du biopic comme de l’univers rock. Ron Burgundy, acteur principal d’un terrain de jeu démesuré qui lui est consacré, n’est plus tant un has-been qu’une « légende », représentant en lui seul les velléités patriotiques d’une nation qui, de tout temps, ne demande qu’une chose, à savoir brandir en étendard sa volonté de puissance (que cela passe par les home-runs ou par les poursuites en bagnoles).
Le propos, amer, proche du film de Mike Judge, Idiocracy (admirez l’emprise de la bêtise flagrante sur un monde fictif ou lointain : ce monde, c’est le vôtre), en est d’autant plus puissant qu’il prend forme à l’intérieur d’un excentrique film comique, rappelant si besoin était que le rire gras peut aussi être un rire jaune.
Finalement, Anchorman II, c’est un peu comme si Dumb and Dumber était un film politique…
A la manière d’une autre suite détraquée, à savoir Gremlins II, le film de McKay est « bigger and louder », fustige un système tout en proposant au public plus de déviances, plus de délires, plus de tout. On navigue ainsi, à l’intérieur de ce bateau ivre, de la comédie musicale au non-sens british, de la bataille épique à la simple conversation tout aussi époustouflante de par sa seule rythmique. En plus de cela, c’est la recette du premier opus qui se trouve être exacerbée : plus de caméos (jusqu’à l’overdose), plus de fantaisies over the top (du requin domestique jusqu’au fusil laser), et des personnages plus complexes. A ce titre, Brick, incarné par Steve Carell, passe de running-gag humain décalé à poète dadaïste. Ses échanges avec sa dulcinée, une femme tout aussi « autre » virent à l’abstraction (« Quel est votre moment préféré de la journée ? »/ « Il y a une minute »).
Evidemment, le fait d’imposer un caractère totalement en-dehors de la réalité au sein d’une comédie d’emblée décomplexée et ô combien surréaliste est une note d’intention : en plus d’accentuer la folie de l’œuvre, on assiste ici à l’exploitation du phénomène de logique et de contre-logique. Si tous les personnages ne sont que les acteurs d’une pièce un peu folle, le seul caractère revendiqué comme « fou » et « hors-sujet » n’est-il pas alors le plus raisonné ? Ainsi, à la façon du Silent Bob cher à Kevin Smith, le contraste que créé le personnage avec son entourage est un ressort comique qui fera de lui l’incarnation de la raison (lors d’un pastiche de discours existentiel final propre aux films hollywoodiens).
Là où il y a complexification, c’est par ce vernis mythique associé à Brick : « mort » (assistant à son propre enterrement !) puis vivant bien que totalement déconnecté du réel (doté, lors de la monstrueuse bagarre finale, d’une arme futuriste !), Brick n’est pas seulement une potacherie de plus mais un simili Ralph Wiggum, qui, comme ledit personnage de Les Simpson (personnage de fiction conscient d’en être un), fait non seulement office d’objet humoristique par l’absurde (il pleure son propre décès, parle quand il ne le faut pas, réagit à l’exact opposé de la « normalité », ne s’exprime qu’en propos insensés) mais également d’outil métatextuel jouissif, rappelant le statut de l’œuvre où il sévit. Ainsi, reflet du spectateur, Brick, lors d’une scène, ne parvient pas à s’arrêter de rire… Une douce impression de vertige, quand le rire frénétique, en continu (celui du spectateur) devient en lui-même…l’un des gags du film ! Une autre scène marquante nous montre d’ailleurs Burgundy pouffant maladivement de rire « comme une marionnette de ventriloque », action déformant atrocement son visage (le faciès élastique de Burgundy sera d’ailleurs l’un des running-gags du film). Le rire amène le rire (il n’est pas seulement la réponse à un gag) et en cela, son usage exprime un retour à une forme de comique convulsif et compulsif, volontiers cruel : « Tu vas mourir ! » clame Brick à l’un de ses camarades tout en hurlant de rire…
Œuvre critique et déjantée, Anchorman II s’affirme ainsi d’une scène à l’autre comme un blason de l’absurde.
A l’image de cette scène on ne peut plus éloquente, où nos quelques incapables crèvent de rire en lisant un album de Garfield…bande dessinée qui, avant d’être massacrée à coups de lasagnes sur grand écran, est surtout un concentré de non-sens, de flegme, d’humour répétitif et de concision drôlatique. Jim Davis n’y privilégie pas tant la chute (l’aboutissement) que la continuité, le rythme comique garantit par la structure même du comic strip. Le film de McKay est, pareillement, une bande dessinée enivrante, où, s’il y a chute, c’est pour mieux annoncer la prochaine, et ainsi de suite. Le rire n’est pas une fin en soi, mais une continuation, celle d’une histoire sans répit. Quand un gag est drôle, on s’y attarde : voir à ce titre la longue séquence où nos quelques personnages se remémorent de douloureux souvenirs, jusqu’aux élucubrations d’un Brick capable de se souvenir de sa naissance ( !). La drôlerie ne naît pas seulement de ce qui est dit, ou montré, mais de la longueur hypnotique de la scène.
Et en comprenant cela, l’équipe d’Anchorman II s’inscrit dans le sillage de ce « non-humoriste » par excellence qu’est Andy Kaufman, autre adepte du running gag, de la provoc et de la distension du temps, distension ne pouvant aboutir qu’à un colossal éclat de rire. Humour déviant : Kaufman démontrait que l’absence réelle de gag au profit d’une manipulation du langage (neutralité, accent idiot, silence) pouvait faire rire, quand Will Ferrel comprend que la simple intonation des mots mise en décalage avec le discours prononcé est source d’hilarité. Ainsi, lors d’une scène, Ron Burgundy raconte la vérité à propos de sa tentative de suicide tout en semblant mentir de par le ton qu’il emploie. Une telle idée, semblant sortir de nulle part, fait d’Anchorman II une comédie aussi verbale que visuelle, aussi gargantuesque que minimaliste.
Un peu comme chez Jerry Seinfeld, on a l’impression, déconcertante, que le rire peut tout à fait naître de rien.
Et, à l’heure où Edgar Wright semble être l’un des seuls cinéastes à faire de l’humour visuel, naissant de multiples idées de mise en scène (The World’s end), McKay se préoccupe également des gags inhérents aux procédés cinématographiques : ralentis, clip empreint de lyrisme amoureux mettant en scène un requin blanc, décalage causé par l’usage de morceaux eighties fleur-bleue, manipulation de l’espace (malgré le cadrage, le rival de Ron Burgundy entend ce dernier chuchoter à l’autre bout de la salle !), sans oublier d’autres trouvailles purement visuelles (Brick croyant avoir perdu ses jambes puisque celles-ci n’apparaissent pas sur l’écran !)…Finalement, force est de constater qu’on ne fera jamais vraiment le tour de cette comédie folle qui dépasse largement le statut de « Saturday Night Live sur grand écran ».
Lenny Bruce, légende du stand-up, disait :
« un comédien doit faire rire son public une fois toutes les quinze secondes, au minimum »…
Vous l’aurez compris : la mission est accomplie.
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