« L’adaptation est trahison », dit-on souvent. Nous nuancerons en définissant plutôt le terme comme une sorte de revisite d’une œuvre précédente, qu’elle soit connue de tous ou plus confidentielle. Elle suppose que l’artiste qui prend l’adaptation en charge y mette de lui-même, tente de transformer le travail original en une vision du monde et en un geste esthétique qui lui sont siens, comme le ferait un commis de cuisine s’improvisant grand chef dans quelque programme culinaire télévisé en revisitant un plat traditionnel comme la blanquette de veau. Ou le bœuf Stroganov : prenons l’exemple des adaptations ici connues de La Famille du Vourdalak d’Alexis Konstantinovitch Tolstoï (cousin éloigne de l’auteur de Guerre et paix), nouvelle vampirique sans style véritable mais d’une teneur étonnamment misanthrope, faisant de l’amour lui-même un châtiment, ce fameux vourdalak laissant ses victimes exsangues allégorisant la confusion des sentiments.

Trois adaptations de la nouvelle, très différentes les unes des autres, sont passées devant les yeux des cinéphiles français : la première par Mario Bava (le volet central des Trois visages de la peur [1963]), la seconde par Giorgio Ferroni (La Nuit des diables [1972]) et, enfin, Le Vourdalak, premier long métrage d’Adrien Beau, qui sort cette semaine. Les trois réalisateurs abordent le récit de Tolstoï de façon différente : Bava, instillant dans son film l’esthétique baroque qui le caractérise, transforme l’amour (sous toutes ses formes), décrit par l’écrivain russe comme une menace à fuir à toutes jambes, en une forme de toute-puissance contre laquelle on ne peut lutter, par laquelle on accepte en toute conscience de se laisser enchanter en la privilégiant à une mort certaine mais finalement secondaire, faisant du film un exemple de cinéma d’épouvante romantique. Ferroni, lui, choisit au contraire une sorte de réalisme raide jusqu’à l’hallucinatoire, plongeant son film dans une horreur cauchemardesque questionnant au final la réalité des mythes, entre assise dans le réel et croyance aliénante en une chimère. Que fait Adrien Beau, lui, de la nouvelle de Tolstoï ? Hé bien pas grand-chose, jusqu’à se demander si le réalisateur ne l’a pas lu en diagonale et comprise de travers !

Incursion dans une famille inquiète (©The Jokers)

Reprenons rapidement l’argument du récit : le Marquis d’Urfé (Kacey Mottet-Klein), émissaire du Roi de France en mission en Russie, d’ores et déjà cadavérique au regard de la lividité poudrée de son visage insaisissable, s’est fait détrousser par des brigands turcs et se retrouve voyageur pédestre au sein d’une contrée qui lui est inconnue. Il est accueilli dans une maison isolée, où lui sont promis pour quelques temps gîte, couvert et cheval. D’Urfé tombe cependant mal : le patriarche, Gorcha, a quitté le foyer pour aller affronter les envahisseurs turcs, et avait dit avant son départ à ses enfants Jegor (Grégoire Colin), Piotr (Vassili Schneider) et Sdenka (Ariane Labed) que s’il n’était pas revenu au bout de six jours révolus, il ne faudrait pas le laisser entrer car il serait devenu un vourdalak. C’est justement exactement au terme des six jours que réapparaît Gorcha : la transformation en vampire slave a-t-elle eu lieu ?

Le parti pris d’Adrien Beau pour Le Vourdalak ne brille pas par sa clarté, replaçant le récit dans le contexte spatio-temporel de la nouvelle de Tolstoï tendant à faire croire à une fidélité respectueuse de l’oeuvre mais mutipliant également les signes d’artificialité visant à une entreprise de distanciation vis-à-vis du matériau d’origine. Faire œuvre d’artificialité n’est pas en soi un défaut : Mario Bava en fait lui-même son esthétique (jusqu’à en montrer de façon amusante les ficelles concrètes lors du dernier tour de passe-passe des Trois visages de la peur, théorisant ainsi l’aspect baroque de son cinéma), à ceci près que le maître italien use de ce sens de l’artifice comme d’un carburant dramatique, un support à sa vision du monde aussi cruelle que romantique. Que fait Adrien Beau de sa volonté d’ancrer son récit dans l’artifice ? Rien, sinon une sorte d’imagier démotivé, semblant vouloir prendre le pouvoir sur la nouvelle qu’il adapte, comme un petit guerrier artistique souhaitant prendre d’assaut ce qui l’a pourtant inspiré et le tourner en ridicule.

D’Urfé, cadavre avant l’heure (K. Mottet-Klein) (©The Jokers)

A ridicule ridicule et demi, cependant : n’accompagnant l’artifice d’aucune vision du monde ni d’aucune visée esthétique tranchée, le rendant par là même finalement assez condescendant envers la nouvelle de Tolstoï, le film provoque peu à peu une antipathie inattendue. Les acteurs eux-mêmes, que l’on apprécie par ailleurs beaucoup, par leur interprétation outrée, semblent perdus dans ce désert artistique (Kacey Mottet-Klein poussant de petits cris de souris pour figurer l’effroi : volonté d’injecter une dose de burlesque dans le récit de peur ou terrible perte de contrôle ?). La mise en scène peu inspirée est à l’avenant : l’image 35mm transférée en format numérique s’avére photographiquement un échec patent ; certaines séquences ressemblent peu ou prou à un théâtre filmé dans lequel Beau ne sait pas vraiment où poser sa caméra (la première scène d’intérieur du film est de ce point de vue assez terrible) ; les choix artistiques peuvent même s’avérer contestables (est-on obligé d’habiller en femme le garçon décrit dans la nouvelle plus tendre que les autres membres de sa famille ?).

Le clou du spectacle pose lui-même question : le patriarche Gorcha n’est pas interprété par un acteur mais se trouve être une marionnette. Ce Nosferatu de bois pourrait amorcer une véritable démarche esthétique potentielle, mais qui ne semble motivée par rien d’autre que par la volonté d’être original, ne se préoccupant que peu de la cohérence de l’artifice au sein du récit et surplombant ainsi le matériau d’origine. Pourquoi une marionnette, désincarnant le Mal et le rendant de ce point de vue moins terrifiant puisque distancié ? Si tant est que la désincarnation de l’objet animé elle-même symbolise la mort véhiculée par le vourdalak, pourquoi ne pas transformer en marionnette chacun des personnages peu à peu contaminé par le Mal ? Tant de questions sans réponse, et faisant de ce qui semble être l’idée force du Vourdalak d’Adrien Beau le symptôme le plus visible de sa vacuité.

Vampire en bois (G. Pavie) (©The Jokers)

De ce premier film inepte, nous sauverons une séquence de cauchemar aux allures expressionnistes plutôt réussie ainsi que le magnétisme trouble d’Ariane Labed, la seule actrice de la distribution qui parvienne plus ou moins à s’en sortir. C’est bien peu face aux trop nombreux défauts d’une adaptation qui se trouve le plus souvent bien trop hautaine vis-à-vis d’une nouvelle originale méprisée. Le « bœuf Stroganov revisité » d’Adrien Beau est bel et bien difficile à avaler et à digérer.

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A propos de Michaël Delavaud

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