Le prégénérique, sorte préambule assumant un héritage surréaliste, représente sous une forme animée un cafard sortant de la bouche d’un visage féminin qui va se faufiler à l’intérieur d’un trou. Cette imagerie graphique, excitante par la finesse du dessin, se clôt par un fondu qui nous propulse alors à l’intérieur de Fugue, œuvre fascinante aux contours arides. De l’insecte se faufilant dans les profondeurs inconnues, sous la surface esthétique, surgit alors, dans un prolongement du récit, une femme qui déambule sur les rails d’une ligne de train ; elle grimpe sur le quai l’air complètement hébété, claudiquant telle une silhouette s’extirpant d’un univers sous-terrain. Devant tout le monde, elle s’immobilise, s’assied et urine, mettant fin à un prologue d’une très grande force narrative et plastique.
Deux ans plus tard, cette femme, les cheveux courts hirsutes, est assise dans un hôpital. Son psychiatre s’inquiète de son comportement agressif envers les forces de l’ordre. Elle se fait appeler Alicia. Depuis son arrivée à la gare, elle a perdu la mémoire et se demande comment elle en est arrivée là. Mutique et renfermée, elle ne souhaite pas vraiment se remémorer son passé, comme si quelque chose la troublait. Suivie et conseillée par son psy pour lui éviter des problèmes avec la justice, elle accepte de participer à une émission de télévision évoquant son cas de fugue dissociative. Exposée ainsi, sa famille la reconnait. Elle est alors contrainte de s’immiscer dans une existence qu’elle ignore, d’endosser le rôle de mère, d’accepter de vivre avec celui censé être son mari. Désormais ce n’est plus Alicia mais Kinga.
Second long métrage de Agnieska Smoczynska, après le très étrange The Lure, histoire insolite de sirènes, Fugue s’empare d’un sujet de société, ou plutôt d’un cas clinique assez commun, pour le transformer en un drame introspectif suffocant. L’arrivée de Alicia dans un environnement qu’elle perçoit comme hostile au départ, place le spectateur dans une situation embarrassante, presque intrusive. Elle observe son entourage avec détachement et circonspection. L’agacement n’est pas loin. Le premier ressentiment légitime qui, suppose-t-on, la traverse est sans doute: « Qu’est ce que je fais dans cette galère ? ». Et au fond , on la comprend, en un instant l’écrasante présence de la famille avec ses coutumes éclate à l’écran. Une séquence accentue l’inconfort lorsque Alicia se retrouve nue devant ses parents, son mari et son fils, comme si, inconsciemment elle se savait exposée, telle une bête de foire, et accentuait sa position un peu par provocation. Cette gêne, loin d’être gratuite, n’est pas traitée sans un humour grinçant.
Le malaise éprouvé par l’héroïne se traduit visuellement par une mise en scène concise, presque hygiénique, avec une prédilection pour les longs plans fixes très composés, un peu à distance des personnages. La caméra invite le spectateur à observer la reconstruction illusoire d’une famille, d’autant plus complexe que le mari a refait sa vie avec une tierce personne. Du coup, un grain de sable enraye une situation trop facile. Alicia ne se souvient pas, mais demeure persuadée qu’une raison valable à son amnésie existe. Évidemment, sa vie antérieure, sans jamais sombrer dans le psychodrame pénible avec trauma à la clé, n’était pas si rose. Mais elle semble loin de la bourgeoise conventionnelle, accomplissant son rôle de mère idéale au cœur d’une société polonaise archaïque, où la place de la femme est régie par des principes patriarcaux. Plus punk, plus rebelle, et moins blonde, elle revendique, même inconsciemment, une nouvelle identité, un besoin d’indépendance. Fugue effleure par cette aspect une dimension hitchcockienne intéressante, lointain écho à Vertigo. La blonde devenue brune n’est finalement plus la même personne.
La réalisatrice filme très bien la tentative de Alicia et Krzysztof essayant de renouer une communication fluide en allant danser, dîner avec des amis insupportables et baiser dans un parking comme des jeunes amoureux. Mais rien n’y fait, un vent glacé traverse leur union illusoire. Fugue doit énormément au jeu intériorisé et intense de l’actrice Gabrielle Muskalla, impressionnante dans le rôle de cette mère tiraillée entre absence et présence, forcée de réintégrer une cellule asphyxiante.
L’explication finale épouse la triste réalité de cette cruelle banalité des couples en crise à travers une illustration saisissante des ténèbres. Ces ténèbres qu’il faut parfois affronter pour mieux s’en extirper, condition libératrice pour goûter à une nouvelle existence. Fugue peut s’envisager comme une interprétation intime, teintée de féminisme, de l’allégorie de la caverne de Platon, la grotte se substituant à la prison dorée que symbolise le modèle familial érigé en norme indépassable par un système social coercitif. Un très beau film, à l’émotion rare mais contenue, pour peu que l’on apprécie ce cinéma de l’Est cérébral et pudique, rappelant parfois certaines œuvres majeures de Krzysztof Kieslowski.
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