Aitor Arregi, Jon Garaño, José Mari Goenaga n’avaient réalisé que par tandem de deux jusqu’à présent, mais avaient bien écrit à six mains les scénarios d’Handia (2017) et de Loreak (2014), qui étaient passés par la case Goyas. Une vie secrète, leur premier ménage cinématographique à trois, suit le même chemin en recevant quinze nominations aux célèbres prix espagnols en 2020, pour en obtenir finalement deux (difficile de rivaliser face à Douleur et Gloire de Pedro Almodóvar !) : Meilleure actrice (la bouleversante Belén Cuesta, à juste titre) et Meilleur son (lui aussi mérité, en raison du sujet du film).

Le franquisme est ici traité selon un angle distinct des habituelles représentations urbaines ou rurales en proie aux conséquences de la politique du Caudillo. Higinio (par la fièvre d’Antonio de La Torre) est un républicain vivant avec son épouse Rosa (Belén Cuesta, donc) dans un village d’Andalousie. On est en 1936, la Guerre civile éclate, Franco ne commencera à gouverner que trois ans plus tard. Sur dénonciation de son obsessionnel voisin Gonzalo (Vicente Vergara, en chien de garde très convaincant), Higinio est arrêté par les milices, mais réussit toutefois à s’enfuir. Comme il ne veut pas laisser Rosa sans nouvelles, il retourne à leur domicile et se cache dans un renfoncement de la cuisine qu’il avait spécialement préparé. Les années passent, le moindre écart de conduite de sa part ou la moindre parole de trop de son épouse pourrait le mener à sa perte…

Le film s’inspire du sort de nombreuses « taupes » qui ont dû vivre sous terre, dans des caves ou des planques de fortune sans fenêtre pendant au moins trente ans, jusqu’à la promulgation du décret-loi de 1969 prescrivant les délits survenus avant l’accession au pouvoir de Franco. Rappelons quand même que le retour à la République n’aura lieu qu’en 1977, et avec elle la loi d’amnistie qui annulera les poursuites de tous les crimes franquistes.

© Epicentre Films

Si Une vie secrète fonctionne sur la peur primitive d’être découvert, il sait montrer la solitude autrement que par le jeu d’acteur. C’est là sa grande qualité. L’enfermement et l’impuissance se retrouvent dans tous les espaces : le village (architecturalement compartimenté et entouré d’un paysage plat et désertique qui ne peut que le rendre visible à ses opposants) et bien sûr le confinement en intérieur. Les angles de caméra épousent régulièrement le point de vue d’Higinio, se glissant derrière le tain gratté d’un miroir ou l’entrebâillement d’une porte. Les plans contraints, texturés, occupés par une matière opaque, sont légion, tandis que la photographie terreuse embarque le spectateur dans la même expérience que le personnage. Le travail minutieux sur le son rend également justice aux manifestations sourdes entre les murs et aux bruits de pas ou de parquet qu’un logis peut accueillir.

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La cache d’Higinio le rend finalement presque intouchable. Les premières minutes, au rythme d’un survival effréné caméra à l’épaule, révèlent l’inhumanité du monde extérieur où ne l’attendent que les balles. Ses camarades se font exécuter à ses côtés au fond d’un puits depuis l’ouverture lumineuse. Le jour est synonyme de menace, si bien que la rigueur de la nuit qu’il se fixe relève du réconfort. Lorsqu’il sort dans les ruelles extérieures pour changer de maison, il se perd dans le dédales des rues où il a grandi. Higinio se convainc peu à peu des vertus de son abri, et l’aménage à sa guise. Une vie secrète offre alors une mise en abyme du cinéma par le regard du protagoniste. Il perd goût à ce qui ne concerne pas son habitat reclus, même au contact de sa famille. Le moindre événement aperçu ou entendu ne peut être qu’un divertissement moins important que les raisons de son enfermement.

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Le décalage entre sa réalité alternative, définie par la paranoïa et le peu qu’il puisse vivre par la procuration de la vue, entre en collision avec la vie de ceux qui l’entourent. Son père, Rosa et son fils sont ses seules courroies de transmission au monde réel. Higinio reste figé dans les années 30, si bien qu’il ne peut comprendre l’érosion des liens avec sa famille, qui n’existait pas alors. Rosa incarne la transition des époques, lui adresse les reproches d’une compagne n’ayant pas pu savourer la passion des premières années et ne pouvant que témoigner de la lente fuite amoureuse. Son fils grandit dans le même foyer que son père, et pourtant si loin ; il voit la société (la seule qu’il ait connue) se transformer et ne peut comprendre qu’Higinio soit en danger après tant d’années. Higinio a effectivement lâché prise, sauf vis-à-vis de Gonzalo, un personnage qui ne connaît pas le pardon et dont il est en fin de compte le plus proche dans cet univers amer. C’est par Gonzalo que le film garde ses ressorts dramatiques et que se relancent constamment les enjeux du film.

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Une réflexion sur le temps découle de ces considérations sur la disparition du lien entre les êtres chers, qu’ils soient encore présents ou décédés. Le montage (chronologique, sur trente-trois ans) est divisé en chapitres intitulés par une définition de mots du dictionnaire, à prendre avec détachement ou au contraire au pied de la lettre en fonction des situations. La divagation de l’imagination d’Higinio gagne le spectateur pour donner un sens à cette théorie de l’enfermement face aux affres du temps. L’élongation de la description visuelle et sonore contraste avec des ellipses sèches. L’horloge de l’Histoire se mue en matière d’expérimentation cinématographique, à l’image du théâtre de Bob Wilson, qui décortique les gestes jusqu’à en tirer la substantifique moelle pour révéler leur nature même. Cependant, le film est bien trop long et a tendance à laisser de côté les seconds rôles à force de répéter ses effets inhérents au personnage d’Higinio. L’inévitable érosion de son couple, est exprimée avec fatalisme logique par les réalisateurs, alors que la prouesse aurait été de la mettre en scène comme un combat du quotidien, comme une résistance supplémentaire au franquisme.

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