Centaure ouvre une fenêtre sur un autre monde. Un monde inconnu ou que l’on a oublié, un monde rural et ancien où les villages regorgent de chevaux et de puits, entourés d’une nature luxuriante, d’arbres, de rivières. Aux antipodes du bruit et de la vitesse des villes, le réalisateur kirghize Aktan Arym Kubat filme son pays natal, son village, son quotidien et ses racines.
Le cinéaste incarne le personnage principal, Centaure, voleur de chevaux et père d’une petite famille dans un village en transition. La caméra saisit l’histoire d’un homme qui souffre devant l’industrialisation de son pays. Le protagoniste regrette l’ancien monde, le contact avec les animaux, le partage avec les hommes et les relations de moins en moins cordiales.
Centaure peut se lire comme une fable qui raconte en filigrane le passage éreintant et laborieux d’un monde de tradition vers un monde « moderne ». Soit pour Centaure, un monde gouverné par l’individualisme et le profit, là où lui veut encore croire au partage. Le réalisateur pose ainsi une question : est-il toujours possible de vivre de ses ressources, de cultiver sa terre, de ne pas se plier à un système capitaliste qui déshumanise la société ?
Kirghiz Aktan Arym Kubat capture habilement la mélancolie d’un homme dépassé par un monde en mouvement. Un monde où les chants traditionnels et les histoires racontées aux enfants se muent en ragots et rumeurs, en basses exagérations et en délations. Il suffit à Centaure de boire le thé avec une dame pour que le bruit d’une aventure adultère court et soit rapporté personnellement aux oreilles de sa femme. La parole, la transmission se délitent et avec la perte de l’oralité, c’est toute une culture qui se jette dans la gueule du loup. Il est amusant à cet égard de noter que la femme de Centaure est muette et ne peut communiquer que par signes, comme un symbole que le contact entre les hommes et les femmes se révèle de plus en plus compliqué.
Le film manque parfois de tomber dans une nostalgie passéiste et le personnage peut apparaître comme marginal, dépassé voire réactionnaire. Mais la tendresse du regard posé sur lui et le soin porté par la caméra pour tout ce qu’elle caresse n’évoque pas un rejet du monde moderne. Elle semble plutôt réclamer de l’humanité. L’amour du pays est perceptible, et il est ici filmé avec une grande délicatesse.
Dans une atmosphère lente et contemplative les paysages se dressent, sauvages et majestueux, comme les derniers joyaux d’un monde voué à disparaître. Aktan les filme et les met en valeur pour rappeler l’importance de la terre, la force de l’eau, le pouvoir de la montagne. A la manière d’un peintre, il laisse les couleurs éclater et remplir le cadre de poésie. La photographie est magnifique et nuancée, le sable vole et donne à la lumière des allures de pays magique et coloré, prouvant que le monde regorge encore de nombreux territoires à filmer. A plusieurs reprises, Aktan filme un pont énorme comme pour mieux bâtir des chemins entre une rive et une autre. Il préfère les ponts aux murs et les montagnes au béton.
Ode à la nature et aux éléments naturels, Centaure regarde avec mélancolie le temps qui passe et qui, tel un rouleau compresseur, métamorphose tout le village sur son passage.
Après une très belle scène d’ouverture sombre et mystérieuse (Centaure trouvant sa liberté dans l’obscurité de la nuit) le film peine à se déployer. Certes, cet enchainement de longs plans fixes servis par une mise en scène trop classique nuit à l’efficacité et au rythme de Centaure mais il faut le voir comme un conte, comme une histoire racontée par un grand-père un peu fatigué. Les défauts et la naïveté font partie intégrante du charme du film. Le réalisateur préfère les détours pour atteindre son but, plutôt que la linéarité d’un scénario efficace et débarrassé de toutes scories. Le réalisateur prend le temps de se raconter, de laisser respirer son film, de construire son personnage avant de l’envoyer vers sa tragédie.
Sa tragédie est d’être lui-même et de n’être pas prêt à évoluer. Incapable de changer sa nature nomade, et confronté à des valeurs qu’il se refuse à embrasser, il devient le symbole d’une société vieillissante. Il est, tel le Prince Mychkine de Dostoïevski, trop bon, trop naïf et trop pur pour une société capitaliste et refermée sur elle-même. Comme les fous dérangent, la liberté de Centaure et son incapacité à devenir cynique dérangent l’intégrisme religieux, de plus en plus présent dans le village. Il est d’ailleurs davantage jugé pour ses mœurs prétendues légères que pour le vol du cheval. Pourtant ce qui intéresse Centaure est bien éloigné du plaisir de la chair, son désir est bien plus élevé : il veut rêver à nouveau, chevaucher encore une fois, une dernière fois un « crack », un étalon.
Si il est incapable de ne pas voler un cheval, c’est parce que c’est une nécessité. Son besoin de liberté est irrépressible et c’est la seule façon de sentir qu’il vit pleinement. Pour lui, les chevaux sont les ailes des hommes : galoper les bras ouverts sur un cheval c’est renouer avec l’instinct de l’homme, ses racines profondes, ses origines ancestrales.
Face à une société qui vend son âme au diable, le réalisateur filme en artisan avec finesse et profondeur. Pas d’esbrouffe ni effets, mais de l’authenticité et une nostalgie des histoires racontées, des contes et des légendes. En faisant exister son pays sur la carte du cinéma, le réalisateur lutte et apparaît comme un passeur de mémoire. Qu’il cite plusieurs fois La pomme rouge autre film kirghiz n’est pas anodin, tant il perpétue la tradition et fait en sorte que les histoires -plutôt que de servir à se dénoncer et se mettre des bâtons dans les roues- se racontent et se transmettent aux enfants et aux adultes. Encore et encore.
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