Alain Guiraudie – « Miséricorde »

Un mystère nommé désir

Le film d’Alain Guiraudie, issu d’un segment de son roman Rabalaïre, nous tient en déséquilibre, nous éblouissant au rebord du noir le plus profond . Conte macabre, Miséricorde est aussi une comédie noire, où le mystère s’insinue en lieu de tension dans les corps.

Jérémie (Félix Kysyl), boulanger trentenaire de Toulouse, revient à Saint Martial pour assister à l’enterrement de son ancien patron. Sa veuve Martine (Catherine Frot) lui propose de l’héberger pour la nuit. Mais le jeune homme s’installe quelques jours et cette irruption tisse une toile de désirs aussi flous que brûlants. Jérémy est ce corps conducteur, donné dans la réalité de l’image cinématographique: Guiraudie fait apparaître le rayonnement expressif qui l’entoure. En gros plan, le visage s’offre à l’autre. Et dès le départ, le cinémascope place ces très gros plans sur les visages côte à côte, les corps dans le même cadre. Jérémy attache Martine à sa présence : elle l’attend, le veille et part le chercher jusque dans les profondeurs de la nuit.

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©Films du losange

Il attise alors la colère et la jalousie du fils, Vincent (Jean-Baptiste Durand). D’autant plus que Jérémy projette du désir sur le corps du père défunt et sur celui de Walter, le voisin et ami bourru de Vincent (David Ayala). La relation entre Jérémie et Vincent est très trouble. Anciens camarades d’enfance, ils se sont perdus de vue et quelque chose a changé. Ils se « retrouvent » en forêt, là où les coups et l’étreinte de leurs corps expriment leur dissension. Mais c’est aussi là, au seuil de cet espace de tension entre le réel et l’imaginaire, que surgit le curé qui tombe de désir pour Jérémy.

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©Films du losange

Lieu de perdition autant qu’ espace salvateur, la forêt est cette marge où ceux qui s’y aventurent, se perdent ou se trouvent. La sensation de cette dualité du lieu insiste à travers la lumière. La forêt est baignée de soleil et des couleurs automnales ou plongée dans la brume. Les personnages l’arpentent aux premières lueurs de l’aube jusqu’au dernier moment du crépuscule. Chercher la pénombre, c’est creuser le mystère. Le mystère,c’est ce retour de Jérémy qui remue les corps et dont la présence trouble affleure et contamine jusqu’à l’obsession. Le mystère, c’est cette rencontre avec ce qui n’a pas de réponse et qui dévoile quelque chose au-delà de tout savoir : le désir. Et ce que travaille Miséricorde est alors la frontière entre le caché et le vu, le dit et le tu. Car dans Miséricorde,contrairement aux films précédents du cinéaste, le désir ne trouve pas son aboutissement dans le sexe. Guiraudie sacralise le désir en désacralisant le mystère. C’est en effet le personnage du curé qui assume son désir, jusqu’à sortir nu de son lit, le sexe en érection, pour offrir un alibi à Jérémy, l’homme qu’il aime platoniquement. Celui qui est la miséricorde même, sans autre grâce que celle de son désir. La force du film de Guiraudie se tient ici : la miséricorde n’est pas une question de pardon, mais c’est l’élan vers l’autre, sa compréhension au delà de toute morale. Le curé est celui qui désire Jérémy,  » soumis à la même amoralité essentielle que ces dieux des mystères antiques d’où est sortie la tragédie ». (1).Tout en dénonçant la faute que chacun porte en soi, le curé accorde sa miséricorde et appelle à la tolérance : sa voix ouvre le film «  nous avons tous besoin d’amour » et le clôt par « j’ai appris à les aimer tous ».

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©Films du losange

Croire dans le corps et dans son désir, autant que dans le vent, le mouvement dans la lumière ou la pluie, c’est la manière de Guiraudie de « reprendre à la religion son bien »( 2) pour célébrer le mystère du désir. Croire à ce qui ne doit surtout pas s’expliquer, à ce qui doit demeurer hors de tout inventaire de causes, d’effets, de raison, de pourquoi, de comment, c’est croire à la puissance du désir. Aussi le deuil du père qui amène Jérémy sur le chemin du curé, de Vincent et de Martine, c’est aussi peut-être une manière de faire le deuil de la loi du Père.

Miséricorde invite à cette nécessité de franchir toute douleur, toute mémoire. Il est ce lieu de la présence même qui est le désir ancré dans son époque mais aussi d’Hier.

(1). Antonin Artaud

(2). Pasolini

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A propos de Maryline Alligier

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