Faisant suite à « L’inconnu du lac » (2013) et au premier roman du cinéaste (« Ici commence la nuit » sorti chez P.O.L en 2014), le nouveau film d’Alain Guiraudie est une remise à plat, une sorte de recommencement buissonnier, qui renoue avec la veine fantaisiste des premiers films, digressive et pastorale, tout en accusant une sorte de gravité et de sérénité, autant thématiques que cinématographiques. L’alter égo guiraudien se nomme cette fois-ci Léo (Damien Bonnard), un auteur-réalisateur sans attaches et en mal d’inspiration, quadragénaire indécis qui diffère toujours la remise d’un scénario pour obtenir les avances de son producteur. Pour préparer son nouveau film (du moins, c’est le prétexte qu’il se donne) Léo erre entre la Lozère, les marais du Poitevin, la bergerie, les causses, le loup ; entre un producteur exaspéré et une fée naturopathe dans une hutte au fond des bois ; entre la ville de Brest et un pavillon perdu sur une route de campagne dans lequel résident un vieillard ordurier et son jeune hôte, fils ou amant insolent.
Le film est une fable ouverte et un peu composite dans laquelle se croisent les antipodes et, de manière évocatrice (et jamais didactique), un ensemble de préoccupations contemporaines. L’hétéro et l’homosexualité ; l’animal et le prédateur ; la vie, le désir et la mort ; la jeunesse et l’extrême vieillesse ; la monoparentalité (malicieusement inversée), l’euthanasie, la survie et le déclassement, la crainte de l’altérité. Léo est un personnage peu stable qui suit ses contradictions et ses désirs inavouables (la gérontophilie). Cela le mènera à affronter les loups, campé bien droit sur ses deux jambes, ou à résister à la meute des SDF miséreux prête à le dépouiller par famine, lui et son nourrisson, comme autant de carnassiers…
« Rester vertical » est un film assez déroutant qui procède par une écriture et des enchaînements très libres. En apparence, il est le contrepied formel de la rigueur et du resserrement (dans le thème, l’espace et l’intrigue) de « L’inconnu du lac ». Le film garde, malgré tout, quelques parentés avec l’opus précédent : le format scope 2:35, une photographie remarquable, la large reconduction de l’équipe technique et artistique, mais surtout, un ton assez désenchanté, entre le doute et la déprime, encore atténué par quelques pointes de fantaisie et de liberté très provocante. « L’inconnu du lac » pointait la peur de la solitude accentuée par l’âge et la nature prédatrice du désir. « Rester vertical » traite d’un chaos encore plus grand, où la déroute intérieure joue avec celle du monde, glissant, atomisé, en proie à une régression primitive. La noirceur et l’absurdité des persécutions que subissaient Gille, le protagoniste du roman « Ici commence la nuit » condamné pour sa gérontophilie, se retrouvent dans « l’aventure » que Léo va tisser avec Marcel, le vieillard mal embouché grand amateur de Pink Floyd, et dans les avanies tragicomiques qui en découleront. Ainsi les trois œuvres, les deux films et le roman, entretiennent des relations souterraines, se tuilant l’un dans l’autre, comme générés et rêvés par décantation, addition et déplacement.
Si « Rester vertical » peut occasionner quelques moments de perplexité chez le spectateur, du fait de sa sinuosité et de ses suspensions, en revanche, Guiraudie retrouve une inventivité, une liberté, un goût de la recherche et de la « fugue » avec ce film, que la maîtrise de « L’inconnu du lac » avait un peu atténué. Et même si l’onirisme est distillé dans un réalisme apparent, de plus en plus mis à mal par la progression du récit et ses excès « fabuleux », il est davantage présent. Le film, bien que représentatif de la maturité acquise – une maturité de forme, d’image, de composition et d’émotions – traduit un besoin d’évoluer dans des lieux moins familiers, des formes plus hétérogènes, avec plus de spontanéité, tout en prolongeant la filmographie passée. L’humour de Guiraudie, plein d’acuité et de tendresse pour ses personnages, continue de se manifester même si le ton s’infléchit graduellement dans la suite de « L’inconnu du lac ». Les loups sont de retour et les brebis errent. La nécessité d’exterminer ou non le prédateur ouvre tout un champ de résonances, politique, sociale, et même individuelle chez Léo, personnage conciliateur et versatile, non résolu au conformisme et à la sédentarité. Il faudra que Léo reste debout, défendant vaille que vaille son humanité, pris en tenaille entre l’ordre social « civilisé » et l’animalité ambivalente – force vitale mais prédatrice – qui lui fait face.
Sortie en salles le 24 août 2016
photographies © Emanuelle Jacobson-Roques
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pj
Merci pour cette excellente critique d’un film qui ne l’est pas moins.
Marielle Issartel
William Lurson exprime parfaitement ce que je ne réussissais pas bien à trnasmettre à mes amis qui, en général, détestent ce film. Désormais je les renverrai à cet article !