C’est l’un de ces pans noirs de l’Histoire, dans la banalité de l’horreur : le 9 Juin 1944, à Tulle, la 2e division blindée SS Das Reich pend 99 hommes aux balcons de la ville, et en déporte 149.
Mais à l’horreur succède l’horreur, et dès le lendemain, cette même division perpétuera le massacre d’Oradour-sur-Glane, créant, par effet d’aspiration mémoriel, un angle aveugle. Une « chappe de plomb » du souvenir, dans une douleur que l’on honore vaguement dans la ville avec de funestes fleurs « pendues » aux balcons, et une souffrance totalement ignorée au-delà de ses frontières.
Retourner à la parole, briser « Le silence et la douleur » (hello Marcel Ophuls), l’un étant le corollaire de l’autre, c’est tout l’enjeu du (long) documentaire de Patrick Séraudie, aujourd’hui en salles.
Ambitieux programme filmique, qui veut que la caméra accouche les hommes et réouvre l’Histoire : s’il y a quelque chose d’éminemment touchant dans un tel projet, tout en humilité, prenant le temps d’un digne tombeau filmique à nos disparus (très beau travail du chef-operateur, Edmond Carrère), il se heurte très vite aux portes de l’impossibilité de filmer l’absence.
Sautant d’une énonciation à l’autre, des interviews talking-heads (toutes parfaitement filmées, mention spéciale au chef-op) aux plans d’animations, de la séquence traveling dans la rue avec musique dissonante à la voix-off historique pour combler les trous, « Le silence et la douleur » se prend au piège d’une fébrilité de mise en scène dont l’issue ne serait qu’un alignement de témoignages formant discours, avec X nous raconte le matin, Y le moment de la place, Z la déportation, etc.
Dans sa volonté de raconter à tout prix, il engonce sa narration dans le factuel, oubliant que, si c’est important (et en cela, le film est excellent, et difficile à critiquer tant le geste est noble), dire ne peut suffire. Comme si faire Histoire/faire histoires n’était que cela : refermer la plaie dans un récit unitaire.
C’est d’autant plus dommage et dommageable qu’il prend magnifiquement son envol lors de deux séquences, qui se répondent en étranges échos : lors du massacre, les allemands avaient réuni les hommes valides au sein de la manufacture d’armes, pour procéder à un minutieux et absurde tri fatal.
Ces heures tragiques, le film les met en scène à travers le regard de deux survivants, qui, à deux moments du montage, vont l’un puis l’autre visiter la manufacture vide. Et quand le second arrive, et qu’il cherche, « j’étais là », ah non, un peu plus par là, sur l’autre trottoir, il y a, au fond du cadre, le coin de l’immeuble où s’était tenu le premier, il y a 15 minutes, il y a 72 ans.
La mémoire s’y met en marche, envahit les lieux et les êtres (un lieu vide pour les corps absents), et crée à la narration filmique une raison d’être. A l’unicité de l’histoire répond la multiplicité des expériences.
C’est dans ces fantômes, dans ces silences, dans ces hésitations de la mémoire, comme sur la place devenue parking, « attends, j’étais là, ah non, puisque je voyais l’entrée » que se trace et se charge une douloureuse géographie, une topographie du souvenir.
Dommage alors que le film ne prenne en rien le chemin de cet éclatement du réel, préférant se perdre dans toute sa seconde partie (la transmission, enchainant les séquences entre survivants et leurs (petits-)enfants) pleine de bons sentiments ou de discours convenus. « On n’en parle pas », comme si le film se devait de justifier son projet, jusqu’au crash final de sa conclusion « office du tourisme », qui referme son ambition dans la présentation d’un livre recueil des disparus.
Ce dernier ratage est finalement la métaphore à l’image du projet tout entier, inattaquable sur le fond, intouchable et touchant dans ses intentions, mais qui, voulant faire œuvre de mémoire, oublie d’en faire film, accouchant d’une œuvre nécessaire mais sans enjeu.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).
vinylicious
répétition orchestrée par la division Das Reich en punition ? Peut-être pas comme l’atteste un documentaire sur utube sur cette division mais une sorte de bizutage pour les nouveaux incorporés dans la division. La même chose s’est passée en silésie bien avant la même chose qu’à Oradour. Ici à Tulle une autre horreur. Un devoir de mémoire. C’est bien.
Jean-Nicolas Schoeser
AuthorBonjour vinylicious,
Oui, en tout cas difficile de déterminer le mot exact. D’où le banal « horreur » en début d’article. Le documentaire évoque lui plutôt à demi-mots la répression par l’horreur, sans aller jusqu’à votre théorie (et la réponse aux résistants, dans un ratio 1 pour 3). Mais ca serait intéressant de recouper avec le documentaire youtube, n’hésitez pas à l’inserer.
Et oui, devoir de mémoire important. Nos seuls regrets vont vers la forme…