Vingt ans après Ecoute le temps, enquête policière autour du meurtre de la mère d’une jeune ingénieuse du son, sondant les fissures de la mémoire pour tenter d’en faire surgir la vérité ; et dix ans après Summer, chronique estivale d’une rencontre amoureuse lesbienne et mélancolique, la réalisatrice Alanté Kavaïté a récolté quelques fragments de son dernier film pour en bâtir un miroir : là où dans Ecoute le temps, la mort s’incarnait dans un fracas de ruines du passé ; et là où dans Summer, elle était d’effleurement et d’étreinte, que Sangaïle invitait en sillonnant sa peau de lames et en contemplant le vide ; la mort devient le monde entier dans Belladone. Dans une époque anticipée, à l’heure où « la loi impose aux personnes âgées de vivre en institution », Gaëlle a 30 ans et s’occupe d’un petit groupe de réfractaires, dans le secret d’une île perdue. Dans une chorégraphie de gestes répétitifs d’attention et de soin auprès de ses protégés, Gaëlle, le regard figé dans l’inquiétude et la vigilance, lutte contre la mort : il s’agit de l’écarter, à tout prix, pour qu’elle ne soit plus qu’un mirage que plus jamais l’on n’atteint. Lorsque deux étrangers débarquent sur l’île, une médecin et son frère, le mirage se fracasse : soudainement, la mort emporte, un à un, les habitants de l’île. Avec Belladone, Alante Kavaïté compose une tragédie dont la funeste issue se fait résolution cathartique, tout en interrogeant la vieillesse et le passage du temps, dans une fable philosophique sur la finitude.

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Belladone, dont le titre fait référence à une baie sauvage toxique, livre un conte quelque part entre l’utopie et la dystopie, sous la forme d’une tragédie dont le réalisme cru se mêle à un fantastique qui se distille par une sensation d’inquiétante étrangeté. Dès l’ouverture du film d’Alante Kavaïté, les paroles de Gaëlle s’élèvent et se heurtent contre le chuintement des vagues et les bourrasques du vent, et les yeux se plissent aux rayons du soleil qui transpercent les nuages au gré des rafales : de ce chaos visuel et sonore nait un réalisme brut, presque documentaire, où le sifflement du vent ; les mouvements de caméra se raccrochant sans cesse au cadre, comme ballotés par les remous ; et les dialogues dont la sonorité dégage une certaine fausseté réaliste, évoquent le registre du reportage. La réalisatrice compose avec ces motifs naturalistes pour y fondre peu à peu une atmosphère fantastique subtile et diffuse, dans un pacte fictionnel particulier, propice à la rêverie et à l’inquiétude philosophiques.

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Dans les scènes d’intérieur, lorsque Gaëlle s’assure que ses protégés ne manquent de rien et ne souffrent de rien, il se produit parfois des échappées oniriques, où, subitement, comme pour fuir les dialogues ininterrompus ; des halos violacés viennent troubler et ensorceler l’image, accompagnés d’un bruit sourd et lointain qui métamorphose les sons en jeux d’échos : le cadre en devient oppressante, lourde et proche du cauchemar, comme si chaque sensation du réel provoquait une angoisse irrémédiable de mort chez la protagoniste.

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Si Belladone joue d’un dialogue constant entre réalisme d’anticipation et fantastique existentiel, l’étrangeté se distille également par le caractère u/dystopique du récit : face à la loi prescrivant le placement des personnes âgées en institution, l’île devient le refuge, une bulle protégée et fictive, loin de ces mesures d’enfermement, où Gaëlle prend soin des rescapés. Cependant, la liberté qui leur est offerte se dénature et se transforme paradoxalement en une nouvelle source d’emprisonnement et de contrôle, par la peur de la mort terrorisant la protagoniste, qui se traduit par un désir inconscient et obsessionnel d’immortalité. Alanté Kavaïté transcende ce désir par la forme tragique de son récit, notamment grâce au motif des poules qui meurent une à une, comme élément prémonitoire de la menace de mort inéluctable.

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Belladone compose une fable métaphysique sur le passage du temps, mettant en scène une éthique de la mort choisie. La réalisatrice interroge la notion de mort et d’immortalité, de vieillesse et du temps de mourir —aussi bien en tant que moment qu’en tant durée— dans une époque où les soins sont élevés au rang de miracles salvateurs. La belladone, poison aux vertus à la fois thérapeutiques et mortelles, métaphorise la question de la mort et du désir de la fuir à tout prix : mourir est-il synonyme de tragédie et de désespoir, ou bien de libération et d’espoir ? En touchant au sujet tabou du suicide de vieillesse, Alanté Kavaïté développe un pan particulièrement poétique de philosophie : il n’est pas question ici d’une envie de mourir par souffrance d’être en vie, mais d’une envie de mettre fin à ses jours par un sentiment que le temps est venu et que la vie doit s’achever, comme une harmonie finale. Le film questionne en filigrane : quand vient le temps de mourir ? Qui décide de la mort ? Lorsque la mort ne vient pas, c’est qu’elle est éloignée par les moyens physiques et terrestres. Gaëlle est terrorisée par la perte et la disparition, au point de tout mettre en oeuvre pour éloigner l’issue fatale, mais au prix d’une dérive et d’un sentiment de perte de contrôle. À ce titre, le personnage de Anna (bouleversante Miou-Miou), n’ayant plus tout à fait ses esprits, achève une poule à l’agonie. Plus tard, affolée à la vision d’une tâche écarlate sur le gilet d’Anna —il s’agit d’une poignée de belladone cachée dans sa poche— Gaëlle est persuadée de voir une tâche de sang : « Je crois que j’ai fait mon temps », lui répond Anna. Gaëlle est finalement la seule à se faire dévorer par la mort, injustement, comme si son rôle la dépassait, et comme si elle cherchait à arrêter le temps : prise au piège, elle lutte de manière sisyphéenne pour faire de la mort un simple mirage, se heurtant à la frustration des pensionnaires de l’île, qui eux, au contraire, ressentent le moment d’accueillir la mort qui les a attendus toute leur existence, et le devoir de la célébrer.
Immensément profond et mélancolique, Belladone déploie un art du miroir en projetant un faisceau de réflexions sur la finitude, qui n’en finit de rayonner dans la mémoire.
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