Conte sensuel de la jeunesse.

Pour Alanté Kavaïté, la jeunesse est comme ces avions que Sangaïle vient observer, fascinée par ces pirouettes majestueuses et autres dangereux loopings. Insaisissables formes prises dans le mouvement, ils effectuent de dangereuses figures de style, tourbillonnantes devant les yeux écarquillés de son héroïne. Puis le regard se nimbe d’inquiétude. Le sourire se fige. Au-delà de cette folle liberté, le danger, l’accident guette toujours.  Cette jolie fille solitaire et taciturne a la grâce de ces volatiles de fer, la beauté de la fumée se dessinant dans le ciel, toujours sur le fil. Ses cicatrices sur les bras interrogent autant que son silence. Sangaïle a 17 ans et passe l’été avec ses parents dans une villa près d’un Lac en Lituanie, c’est lors d’un de ces spectacles aériens qu’elle fera la connaissance d’Austé, qui va tomber amoureuse d’elle.

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© UFO Distribution

Quelles pensées traversent sa tête ? Quel regard porte-t-elle sur le monde, les gens qui l’entourent, sur elle-même ? Qu’est-ce qui l’émeut, l’ébranle ? Sangaïle ne laisse rien deviner, cette insaisissable héroïne. Tendre la main à cet animal sauvage relève du défi. Et lorsqu’elle se libère au sein du groupe, c’est de manière maladroite et disproportionnée qu’elle se donne en spectacle. Aussi pudique que son héroïne, la cinéaste respecte les énigmes de son personnage, ne plonge pas ni dans la dramatisation ni dans l’explicatif. De même, il n’y a pas de franche figure de marginalité dans Summer, mais des rapprochements de solitudes. L’appartenance au groupe n’y est pas écrasante. Elle ne semble pas avaler l’autre dans l’entité collective, mais l’accueillir et le respecter.  A l’heure où la représentation de la jeunesse verse dans un pessimisme complaisant presque clinique Alanté Kavaïté se détourne soigneusement de ces archétypes. Summer est un peu tout le contraire du portrait d’une jeunesse désenchantée agressive, coincée entre ses horizons bouchés et son narcissisme. La cinéaste préfère en saisir le parfum délicat, les moments de bonheur, la douceur, sans en éluder les douleurs, mais en les assimilant à l’étape d’une construction, d’un cheminement identitaire. Oui, Sangaïle se mutile avec un compas, oui, la souffrance est là, mais discrètement suggérée sans être amplifiée, quelque chose qui lui appartient, qui renvoie à un traumatisme probable dont elle devra faire la résilience.

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Au sein de cette évolution, Summer croit aux hasards des rencontres qui peuvent tout changer. Non pas naïvement, car le film n’a rien de puéril ; il n’expose pas de candeur tranquille, mais fait preuve d’une foi indétrônable en la puissance de l’imprévu. Summer évoque plus qu’un éveil à l’amour  un éveil tout court où une relation amoureuse ouvre une porte sur une vie en devenir, un changement, une transition.  Leur histoire est dénuée de culpabilité, de tabou, de duplicité. Elles ne sont jamais rivales, mais intègrent leur différence comme un présent qu’elles s’offrent l’une à l’autre. Austé prend Sangaïle par la main. L’extravertie invite l’intravertie à s’ouvrir, à vivre. L’une se mutile et l’autre la soigne. Alors les quelques mots que libèrera Sangaïle dans les bras d’Austé, sonneront comme la consécration et la cime de cette réunion de deux âmes presque antithétiques qui s’imbriquent et se complètent : « je te remercie d’exister ».  Si Sangaïle est l’héroïne titre – fragilisée, ballotée, plus fissurée, donc passive – Austé est peut être plus touchante encore dans son énergie, le courage de ses choix, la pugnacité de son amour, et la constance de son altruisme. On est pas près d’oublier l’émotion qui se dégage de ses regards jetés vers Sangaïle, comme cet ultime qui en dit beaucoup dans son silence,  présageant  des larmes qui ne couleront pas.

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Alanté Kavaïté traduit tout ce qu’il peut y avoir de précieux dans un amour de jeunesse, partagé entre sa quasi perfection et la mélancolie : les regrets de l’éphémère, le rêve de l’éternel. Cette romance qui naît devant nous étreint littéralement. Parmi les nombreux regards subtilement captés par la cinéaste, échangés ou volés, celui que lance secrètement Austé à Sangaïlé, l’un des plus beaux que nous ait offert le cinéma depuis longtemps, exprime en quelques secondes l’idée même de l’amour. Summer a beau mettre en scène une histoire d’amour entre filles, à aucun moment le film ne se pose comme un étendard LGBT. La cinéaste l’explique clairement son choix d’une passion homosexuelle, vers un sentiment universel : « Évacuer la notion de genre m’a paru indispensable pour concentrer le récit autour de cette histoire. Si j’avais choisi un couple hétéro, je me serais retrouvée avec un garçon fort qui aide une fille à surmonter ses faiblesses. Ce n’était pas possible. Je joue avec la symétrie, avec le fait que l’autre est un miroir inversé »

L’espace sonore qu’exhale Summer mêle le chant des oiseaux à des feuillages.  Entre la mélodie du vent dans les branches et celle de Darkel, enveloppante sans être envahissante s’accordant aux bruits du royaume d’Austé et Sangaïlé, Alanté Kavaïté confirme ici une fascination amorcée dans son premier long métrage. Dans Ecoute le temps, subtile incursion dans le domaine du fantastique rural, Emilie Dequenne y incarnait un ingénieur du son qui, après le meurtre de sa mère, découvrait qu’elle pouvait enregistrer les minutes du passé, chaque parcelle physique de la vieille maison maternelle correspondant à une marque chronologique. La réalisatrice, dans Summer, écoute également le temps, mais c’est d’un temps en suspens, qu’il s’agit ici, arrêté dans son intensité. Même si elle délaisse le climat anxiogène, elle aime encore générer quelques moments de tension ; surtout, elle s’abandonne au glissement vers l’ailleurs. Loin de se cantonner à une approche purement réaliste, Summer baigne en effet dans une lumineuse étrangeté, sans jamais céder à la séduisante tentation du diaphane et du vaporeux, danger qui guette plus encore lorsque la musique est signée d’un membre d’Air. Son climat onirique et contemplatif fait de soleil couchant et de douceurs crépusculaires, renvoie à l’harmonie d’Elvira Madigan de Bo Widerberg et à la poésie panthéiste de Tarkovski. Tout résonne en un équilibre presque cosmique.  Et pourtant, au sein d’un décor qui feint d’être lisse, éclate en permanence l’image incongrue et le contraste : le cadre idyllique resplendit derrière les HLM et les fumées d’usine, comme une porte invisible dont seules les amoureuses peuvent passer le seuil.

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L’ivresse de l’eau s’accorde à l’ivresse de l’air, et Sangaïle apprendra à surmonter son vertige pour apprendre à voler. Summer s’épanouit comme un vaste espace sensoriel, éloge d’une attention aux choses et aux êtres presque primitive. La cinéaste laisse s’élever la voix d’une sensualité précieuse et élémentaire, pleine d’innocence sexuelle. Cela faisait trop longtemps que l’on n’avait pas vu au cinéma une telle vision du sexe, libératrice, totalement désinhibée, lieu de l’abandon et du plaisir. Elle parvient ainsi à nous faire ressentir les battements du cœur et les soubresauts de la peau. Cet éveil aux sens culmine dans des séquences érotiques où la nudité éclate dans l’osmose de l’étreinte, pleine de pureté et d’animalité. Elles entretiennent un rapport charnel à la végétation, se roulent dans l’herbe dans un chahut salvateur, se badigeonnant le visage de baies au rouge éclatant. Le film ne fonctionnerait d’ailleurs pas aussi bien sans la performance d’Aiste Dirziute et Julija Steponaityte stupéfiantes d’authenticité et de spontanéité. En cet espace d’imprégnation, de respiration et d’euphorie, naît la sensation qu’en faisant l’amour, elles font corps avec la nature, fusionnent avec les couleurs d’un univers palpitant, vivant. Alanté Kavaïté filme régulièrement Sangaïle en plan large emportée par l’onde, comme une Ophélie qui ne se noiera pas, signant son appartenance au monde. Nous quittons cet été avec l’envie de s’y immerger à nouveau. Et de venir plusieurs fois s’y abreuver.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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