L’annonce du projet de voir Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre au travers du regard d’Albert Dupontel avait de quoi surprendre, pour lui qui jusqu’ à présent n’écrivait que des scénarios originaux. Surprenant choix également de la part d’un réalisateur ancré dans le contemporain que cette reconstitution historique qui s’ouvre sur une scène de guerre et se poursuit dans le Paris des Années Folles. Avec un film d’époque tiré d’un Goncourt à succès, Albert Dupontel était attendu au tournant. Pourtant, passé l’étonnement initial, en étudiant de plus près l’argument du roman, on comprend mieux ce qui a pu passionner le cinéaste : durant la Première Guerre, Édouard Péricourt (Nahuel Perez Biscayart), en portant secours à Albert Maillard (Albert Dupontel), voit sa mâchoire inférieure voler en éclats. Une fois sorti de l’hôpital avec l’aide d’Albert, Édouard – défiguré et n’ayant plus l’usage de sa voix – se fait passer pour mort et devient alors Eugène Larivère. Les deux vétérans s’installent ensemble et vivent difficilement à Paris. Ils imaginent une arnaque en jouant la carte du patriotisme avec des monuments aux morts : remporter l’appel d’offres du plus beau projet dessiné par Eugène, et partir avec le gain sans jamais le construire. Comme le dit Albert Dupontel lui-même, « j’ai vu dans le livre un pamphlet très élégamment déguisé contre l’époque actuelle » où l’on reconnaît les thèmes de prédilection du réalisateur : les minorités qui se débattent pour (sur)vivre dans un système aux accointances entre politiques / journalistes / hommes d’affaires, qui les rejette. Et puis, l’humour mordant de Pierre Lemaître distillé tout au long de son écriture assurait la légitimité d’Albert Dupontel sur le film. Jeu : ces phrases sont-elles tirées du roman ou du film ?
Deux jours plus tard, il était prêt, lui aussi, à devenir un assassin. Après quatre années de guerre, il était temps.
Les gens de l’assistance, déjà quand ils sont vivants, on ne s’occupe pas beaucoup d’eux, alors quand ils sont morts.
Je ne m’y connais pas beaucoup en anatomie mais c’est normal que les jambes soient sur les épaules et la tête sur le tronc ?
Labourdin était un imbécile sphérique : vous le tourniez dans n’importe quel sens, il se révélait toujours aussi stupide, rien à comprendre, rien à attendre.
Curieusement, alors qu’il y avait un million deux cent mille francs de fraude, il se présenta un million quatre cent trente mille francs de justificatifs, il y a des petits malins partout.
Albert Dupontel reste fidèle aux grandes lignes du récit et les changements plus importants ont tous été approuvés par le romancier, conditions sine qua none pour tourner. Le film sera raconté par le biais de l’interrogatoire d’Albert. Comme pour 9 mois ferme, un long travelling amorce le film, en suivant un chien dans les tranchées, avant de nous embarquer dans l’horreur des batailles. La scène est courte et éprouvante, tant visuellement qu’avec le traitement du son par un Cyril Holtz particulièrement inspiré : c’est la première fois que l’utilisation de l’Atmos paraît aussi justifiée dans un film français.
L’esthétique de la reconstitution rend ouvertement hommage à l’Histoire du cinéma : l’étalonnage se rapproche dans un premier temps de la colorisation des négatifs par la trichromie, procédé inventé par les frères Lumières, utilisé aussi sur les photographies d’époque des tranchées. Les couleurs du film ont été désaturées pour être recolorisées plan par plan. Au travail sur la couleur, se rajoute un effet argentique du numérique, donnant du grain à l’image. Magnifiquement patinée, l’image s’accorde parfaitement au voyage dans ce Paris du début de l’entre-deux-guerres et à travers les costumes d’époque.
Un second hommage au cinéma est rendu par le biais des références aux films muets. Si Eugène ne parle pas, la voix d’Édouard est elle aussi inexistante, que ce soit dans la première scène de bataille avant l’accident, ou lors des réminiscences de souvenirs via les flash-back. Tout aussi surprenant que dans 120 battements par minute, Nahuel Perez Biscayart – qui est un acteur polyglotte (ah ah) -, habite son personnage par son regard et son corps, dévoilant une nouvelle facette de son talent, même si la réponse gutturale pour inviter Albert à entarter le Maréchal Foch est assez audible pour déclencher un fou rire. La poésie du réalisateur s’immisce dans cette histoire à travers la déclinaison des masques que crée Eugène. Uniquement là pour cacher son visage chez Pierre Lemaitre, ils deviennent les reflets de l’état d’esprit d’Eugène en déclinant les différents mouvements artistiques de l’époque, du cubisme au surréalisme, en passant par Fantômas, afin de lui donner un visage humain. L’effroi, la peur, l’espièglerie, le mal de vivre : le regard et le corps du jeune comédien argentin sont d’un bout à l’autre du film sans fausse note. La caméra se fait virevoltante et tournoyante pour suivre les frasques et les ruses des escrocs, et se pose au plus près pour capter les émotions.
Albert Dupontel, quitte quant à lui le registre de taré-débile – selon son expression dans 9 mois ferme – qu’il s’écrivait pour rentrer dans la peau d’un personnage plus tendre et fragile, qui tient de la mélancolie burlesque des acteurs mythiques des années 20-30, ceux qui firent la jonction entre le muet et le parlant. Il devient ainsi un double tantôt de Buster Keaton en portant le même costume et le canotier, mais aussi par ses postures, tantôt de Charlie Chaplin en rejouant la scène des Lumières de la ville avec Mélanie Thierry de part et d’autre de la grille en fer forgé où une fleur blanche s’échange. L’autre clin d’œil à Charlie Chaplin vient du personnage de Louise (Héloïse Balste), enfant qui accompagne les deux truands, et de sa ressemblance évidente, une fois les cheveux coupés, au kid, du film du même nom. Les tartes à la crème ainsi que la musique qui couvrent les dialogues sont d’autant de petites touches qui nous ramènent à l’univers du muet.
Et puis, tous les autres personnages, davantage reliés entre eux que dans le livre, bénéficient d’un casting judicieusement choisi pour cette satire du libéralisme avec des hommes se servant de la guerre pour s’enrichir. Laurent Lafitte est une ordure de toute beauté, un opportuniste de la pire espèce. Près à tout pour avoir les honneurs dans l’armée, son arrivisme se poursuit dans une escroquerie des corps inhumés (histoire qui a réellement eu lieu). Quelle jubilation de voir un tel salaud ! Le plaisir aussi de retrouver les anciens : Michel Vuillermoz en fonctionnaire rigoureux, Philippe Uchan en imbécile sphérique, Gilles Gaston-Dreyfus en maire dépassé. Quant aux rôles féminins, Héloïse Balste dont c’est le premier rôle ne dénote pas face à Nahuel Perez Biscayart. Emilie Dequenne et Mélanie Thierry s’accordent elles aussi entièrement à l’univers du réalisateur.
Une réserve cependant – en plus de l’absence du fidèle Nicolas Marié ! – sur le dénouement de l’interrogatoire d’Albert. Le réalisateur sait que la situation est statistiquement improbable, mais l’assume totalement ; ce qui en soi est plus estimable qu’une fin invraisemblable imposée par des producteurs au réalisateur. Pour son premier long-métrage à gros budget, Albert Dupontel a fait le film qu’il voulait. Le soin tout particulier apporté à l’image, l’élégance et l’invention de la mise en scène permettent à la poésie et à l’humour de traverser ce pamphlet politique à grand spectacle.
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