sortie en salles le 23 octobre
Après deux opus qui lui ont valu une belle reconnaissance critique, Albert Serra signe avec ce troisième long métrage de fiction son œuvre la plus improbable, la plus ambitieuse, et peut-être la plus accomplie. "Histoire de ma mort" fait se croiser un Casanova frénétique flanqué de son servant, un ténébreux comte aux aguets, des huîtres, du chocolat et une bête que l’on sacrifie. Il ne faudra pas y chercher un affrontement héroïque, celui du libertin contre le vampire, mais davantage la lente absorption d’un univers, ou d’un imaginaire, par l’autre.
L’histoire, d’abord truculente et peu à peu inquiétante, se déroule dans un mélange de trivialité, de bizarreries et d’accents grotesques. On y verra un personnage, Casanova, basculer dans l’ombre et se livrer, amusé, à ses derniers débordements…
Comme les films antérieurs de son auteur, "Histoire de ma Mort" commence au milieu d’une action sans plus de préambule explicatif. Les personnages sont déjà en scène et c’est à travers la trivialité de scènes qu’on découvrira leurs relations comme si la caméra s’était faufilée dans les interstices de leur ménage pour en voler quelques instants. On y surprend Casanova (Vicenç Altaió i Morral), le seul personnage manifeste, saisi en pleine retraite dans un château suisse, alors qu’il est sur le point d’entreprendre la rédaction de ses mémoires. A ce titre, le film reprend le postulat de "Histoire de ma vie" dont il renverse malicieusement l’intitulé. Sans qu’on le voie trop affairé à rédiger ses mémoires, Casanova vaque à ses affaires quotidiennes avec un appétit convulsif, qu’il se mette à dévorer des grenades ou se régale de l’abandon d’une courtisane alanguie. Il entretient surtout une relation de fraternité et d’entraide bienveillante avec Pompeu (Lluís Serrat), son ultime servant, sans cesse débordé par ses dettes de jeu. Le récit, placide, est émaillé de saillies, volontiers scatologiques et grotesques, montrant l’ambigüité et la folie d’un personnage qui sent advenir sa mort.
A mi route, le film abandonne ce premier tableau pour entrer dans le deuxième volet (plus contrasté) du diptyque. Pompeu et Casanova y entreprennent un voyage dans les profondeurs de l’Europe Centrale, enjambant les rivières au rythme de pauses bucoliques. Au bout de chemin, ils accèdent à la dernière villégiature de leur exil, une chaumière, avec ses hôtes renfrognés, ses cochons et ses filles plus ou moins lestes (Montse Triola, Noelia Rodenas et Clara Visa). Finalement, on ne saura pas ce qu’il est advenu des mémoires. Celles-ci semblent plutôt s’écrire au fil du récit et à même l’écran. Comme pour les "véritables" écrits de Casanova, la véracité de ce que l’on nous narre est incertaine. Faits objectifs ou rêves éveillés? Dernières affabulations d’une imagination qui bat la chamade? Au désordre de cette réalité ambigüe répondra le chaos final qui va finir par engloutir le récit.
"Histoire de ma Mort" comme le film "Honor de Cavallera" avant lui, est une fable qui mélange les registres et les régimes narratifs. Les distinctions entre réalité et imaginaire, images objectives et subjectives, et la temporalité même du récit, sont incertaines. Ce sens du fantastique, distillé dans un réalisme prosaïque, est accentué par l’introduction d’un vampire inspiré du Dracula de Bram Stocker. Pourtant rétif à l’idée de faire un récit horrifique, le réalisateur a maintes fois déclaré que l’idée d’une adaptation lui avait été "soufflée" et que lui-même n’y trouvait aucun intérêt. C’est au contraire la collision fortuite entre cette suggestion et la lecture simultanée des mémoires de Casanova qui donnera corps et sens au film. Dès lors, Serra entrevoit la richesse d’un projet qui, plus qu’il n’orchestrera la rencontre entre deux mythes, retracera une trajectoire historique menant du 18ieme au 19ieme siècle, en décrivant le tourment d’une époque finissante. Ce basculement dans le sublime romantique sera une sorte de recommencement inversé : départ des somptueux appartements du château, errance dans les paysages les plus rustres d’Europe Centrale, retour à la nuit et à la sauvagerie primitive. Le rebours se fera, plus symboliquement, à travers la destinée fantasmée du libertin, qui, passablement déclassé, exulte ses vieux jours. On aurait donc pu croire, vu les options naturalistes de l’auteur et son manque d’affinité envers l’épouvante gothique, qu’il en prendrait le contrepied. Contre toute attente, Serra intercale une succession de présages et des visions, qui se font de plus en plus outrancières et cauchemardesques.
Le fantastique, Serra en évite soigneusement les oripeaux et le folklore surnaturel. Son Vampire (
Eliseu Huertas), réduit à quelques traits hiératiques, n’est pas explicitement nommé. C’est une présence en creux dont les maléfices contaminent sournoisement l’environnement. Dans le même temps, le réalisateur compose un véritable crescendo baroque, de la carcasse animale jusqu’aux écoulements sanguins des servantes, mais en gardant un réalisme descriptif qui empêche le récit de verser dans une représentation trop irréelle. On retiendra la scène pivot du film, qui consacre le basculement du récit dans le fantastique. Véritable "pintura negra", elle montre à la manière d’une célébration païenne, avec ronde solennelle et feu de bois, le dépècement nocturne d’un bovin. Le recours aux sons et à la musique, dont les volumes sont montés au-delà des proportions dramatiques, contribue aussi à ce lourd climax. Dans une autre scène tardive, le tumulte du vent contre les falaises avale les dialogues et achève de dire l’instabilité menaçante du paysage. La nature semble alors investie d’une puissance souterraine qui cogne pour se libérer, comme un flux de (mauvais) sang qui battrait à rebours. Les signes, qui n’avaient cessé de ponctuer la course de Casanova et de Pompeu, se démenant en vain pour attirer leur attention, se sont mués en phénomènes. Les dernières images seront celles d’une précipitation chaotique avec, pour leitmotiv, cette nuit qui ne cesse de tomber.
"Histoire de ma mort" ne manquera pas de dérouter les amateurs du Serra première manière, celui des errances intimes et poétiques, au souffle narratif si distendu. Pourtant, passé la brusquerie de ce changement apparent de cap, où l’effet de trop plein succède à un grand dénuement, chacun pourra y retrouver des ingrédients familiers. Même temporalité suspendue, même prégnance de l’environnement naturel, mêmes motifs récurrents de l’errance et de la camaraderie, mêmes moments de jeu très naturalistes, même humour subtilement burlesque. La nouveauté fait que ces éléments cohabitent désormais avec des artifices et une construction un peu plus affirmés. Certains seront tentés de voir dans ces traits, qu’ils jugeront forcés, une trahison formaliste ou un caprice artistique. D’autres au contraire comprendront, que cette folie, épouse la vitalité fantasque de Casanova et de ses ultimes soubresauts compulsifs. En ce sens, bien que très libre dans le détail, la réalisation demeure fidèle à l’esprit des mémoires de Casanova, esprit qu’elle réinvente au moyen d’une fable visuelle. Il s’agira donc moins d’un récit circonstancié et objectif, qu’un grand charivari imaginaire, une fable par-dessus les fables, au régime toujours indécis.
(Les photos ci-dessus sont extraites du dossier de presse :
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