Alejandro Jodorowsky – « Santa Sangre »


A l’heure où sortent chez Wild Side trois des films cultes de Jodorowsky El topo, La montagne sacrée, et Fando et Lis, retour sur le grand absent de ce coffret, et probablement son meilleur film.

Santa Sangre marquait le retour de Jodorowsky au Mexique et par conséquent aux sources culturelles et religieuses du pays. Jodorowsky se serait paraît-il inspiré du discours que lui fit un homme accusé d’avoir tué et enterré une vingtaine de femmes dans son jardin. Mais comme dans Santa Sangre toutes les pistes sont brouillées, il est permis de douter de la véracité d’une telle déclaration…
Difficile d’imaginer plus fou que le sujet de Santa Sangre, racontant l’odyssée criminelle de Fenix, traumatisé par le drame qui se déroula quinze ans plus tôt alors qu’il était enfant de cirque : après un constat d’adultère qui a mal tourné, son père a sectionné les bras de sa mère avant de se suicider. Fenix se voit depuis – ou croit se voir tomber sous l’emprise de cette dernière pour commettre les meurtres qu’elle lui dicte.
Par son art du mélange des tons et des genres, son alliance déconcertante, voire inconfortable d’une esthétique du grotesque et du tragique, Santa Sangre est une oeuvre du paradoxe. A la fois comédie musicale, documentaire, série B, parodie, elle englobe tous les genres sans pouvoir se réduire à un seul. La descente aux enfers de Fenix est empreinte de pathétique et d’ironie tragique, mais Jodorowsky se refuse de privilégier le drame comme tout autre forme littéraire particulière.
Santa Sangre utilise constamment la technique stendhalienne du contrepoint, qui mine la notion de genre, refuse l’unité de ton, et casse l’instant d’émotion par un brusque glissement vers la parodie, ou réduit à néant l’effet comique par l’irruption du drame. Il est le jongleur, à l’image de ses clowns, qui nous entraîne dans le maelstrom des antagonismes. Santa Sangre pourrait s’apparenter à de l’Art naïf (les « tableaux » du martyr sont pratiquement des répliques des oeuvres de Frida Khalo et plus particulièrement de ses Ex-voto) ; il n’est pas fortuit que Jodorowsky fasse de son héros un candide dépassé par ses propres expériences, d’une naïveté dont le burlesque répétitif prend le risque d’exaspérer. Ses tentatives de transformation en « homme invisible », ou ses hallucinations reptiliennes et phalliques frisent le risible. La métamorphose du symbole en image est risquée, Jodorowsky s’en mord parfois les doigts. L’acrobate est toujours à la merci d’une chute et la mise en scène parfois trop statique, ou le recours au zoom trop répété gâchent un peu le plaisir. Santa Sangre fait l’apologie de l’instabilité, de l’à-coup, et de l’hétéroclite.



Réminiscences de Frida Khalo (Jodorowsky à gauche, Khalo à droite)

Carrefour des esthétismes, entre le tape à l’œil grand-guignolesque et le Sacré, Santa Sangre est tout à la fois un film sale et une œuvre d’art, qui puise souvent son sublime dans l’horreur même et dans ses images d’agonie : le martyr de la mère dont les bras coupés s’abattent dans son sang, dans la douleur et la béatitude, tel un Christ démembré est proprement terrifiante de beauté abrupte, mais le crime dans l’hôtel de passe aux perfections des couleurs argentesques, est poussé par son décor ordurier vers une esthétique du putride et du sordide.
Frénétique au sens romanesque du terme, Santa Sangre rejoint par ses aspects mélodramatiques et outranciers les Contes immoraux de Pétrus Borel. A l’instar d’un fou chez qui alternent lucidité et hallucinations, Jodorowsky est un visionnaire. Il illustre les étranges rapports entre théâtre et vie, en multipliant les scènes de spectacle ou la théâtralisation de l’existence : Fenix met en scène ses crimes, intègre ses victimes à ses « créations » les rendant acteurs de leur propre mort. Le costume à paillette, l’art du déguisement métamorphose le réel en numéro de cirque. Tout ce sens du travestissement du corps et des sentiments rappelle Almodovar ; mais le kitsch de Jodorowsky n’est guère ludique. A l’image de ses protagonistes toujours dissimulés sous leurs fards, Santa Sangre est un gigantesque carnaval grandiose et grandiloquent, organisé et brouillon, jubilatoire et horrible.


Vie et mort dans un petit cirque mexicain

L’univers fantasmagorique de Santa Sangre le situe d’emblée entre rêve et réalité. Les mondes de la folie, du surnaturel et du réel s’interpénètrent de façon vertigineuse (la mère est elle vivante, est-ce son fantôme, ou une hallucination du fils ?). Les femmes que Fenix a assassinées, maquillées comme au kabuki, ou ses rapports avec ses amis tout droit sortis d’un fantastique clownesque et browningien ne pourraient être que le reflet de sa schizophrénie. C’est justement cette substitution continuelle de l’interrogation à toute réponse, donc cette absence de réalisme, qui confirme l’appartenance de Santa Sangre au fantastique. Jodorowsky métamorphose les relations (apparemment) chimériques d’une mère et de son fils en une existence continue, linéaire, et donc troublante. Concha ne se manifeste jamais comme une ombre évanescente, mais par son omniprésence. Santa Sangre répondrait à ce que Todorov nomme dans son Initiation à la littérature fantastique l’« étrange pur », soit en particulier le fantastique comme effet du rêve, de la folie ou de la drogue. Mais le surnaturel ne se révèle « étrange » et rationnel que lorsqu’il prend pour unique témoin sa victime. Or, au premier plan, c’est tout un public ébahi qui observe le spectacle d’une mère et de son fils.


Les mains : identité et dépossession de soi

 

Les événements sont surnaturels, les témoins naturels ; et l’œil du spectateur ne peut mentir; il est notre regard. L’attention est si fortement portée sur l’acte de perception qu’il est impossible d’affirmer la nature de ce qui est perçu. Comme dans la première apparition du personnage de la mère qui appelle son fils, à aucun moment Jodorowsky ne prend le parti de montrer l’envers rationnel de la scène. Le jeune homme dissimulé derrière sa mère, remplace de ses mains maquillées les bras de celle ci. La supercherie est dévoilée, mais à l’intérieur même du fantastique. L’univers jodorowskien, c’est celui de l’illogique, de l’incroyable, et de l’irrationnel, un entre deux mondes déstabilisant, jusqu’au dénouement même, qui voit, l’évanouissement des apparitions ou celle des pulsions criminelles. Ainsi le malaise et la fascination restent continus. Toute la scène finale dans la maison abandonnée cette persistance du doute, rappelant le Mario Bava du Corps et le Fouet, offre des instants de pure poésie. La petite muette qui va aider le héros à se libérer est la seule qui dans son innocence et la pureté de sa jeunesse n’apparaît jamais comme un fantasme. Santa Sangre serait déjà un intéressant slasher qui illustrerait avec originalité une psychopathie interposée (le véritable cerveau du crime n’appartenant pas à celui qui l’exécute), cependant Jodorowsky refuse le premier degré et son univers fantastique se double d’une portée métaphysique, dont toute la vigueur est contenue dans le titre. La secte de la « Santa Sangre » (littéralement le Saint Sang) tire son caractère hérétique des affinités qu’elle entretient avec le christianisme, dans la similitude de ses cultes et de ses idoles : une statue à vénérer, un temple sombre et silencieux comme lieu de recueillement, un liquide régénérateur, une disposition particulière de l’objet, une iconographie du martyr, qui ressemble à celle du Christ constituent de magnifiques effets d’identification, et de mise en relief du blasphème. Car la Santa Lirio n’est pas un dieu, mais une déesse sans bras inspirée de l’agonie d’une jeune vierge violée et coupée en morceaux, un Christ sans croix, et la Santa Sangre une religion du sang. Si elle personnifie le fanatisme religieux et l’ordre social, incapables d’accepter l’existence de valeurs différentes, elle constitue également une incarnation de l’intolérance. Cette illustration des effets de la religion sur le comportement humain conduit le spectateur à s’interroger sur la relativité de la notion dé dieu unique, la légitimité de toute religion etc… Pourtant le thème de la secte ne fournit à Jodorowsky qu’une anecdote destinée à offrir une allégorie du syncrétisme religieux, de la fusion de deux cultures antinomiques qui présida à la naissance de Mexico, le mariage forcé du peuple indien et du christianisme. Si la transcendance du sang et de la blessure, métamorphose le thème chrétien du Sacré Coeur, du Saint-Graal, l’homme perçu dans son caractère artériel et sanguin constitue le ferment, le sang de la terre évoqués dans la mythologie aztèque. Cette irruption d’une culture ancienne au sein du monde moderne suscite un malaise par sa violence implacable. Elle évoque autant les corps mutilés de la souffrance peints par Frida Khalo que les manuscrits du Codex Mendoza. Il existe un lien perpétuel de la mort et du sang entre deux religions du sacrifice, qui passe par ce symbolisme du coeur. Les morts montrées par Jodorowsky ont une vigueur sacrificielle, Que se soit celle de Concha, au calvaire semblable à celui de sa déesse à laquelle elle semble s’offrir, ou celle de la stripteaseuse attachée puis transpercée de couteaux. Jodorowsky crée ainsi un parallélisme entre les jeux du cirque et la cosmogonie aztèque. La scène de tatouage de Fenix, choquante par la sensation de violence faite à l’enfance n’en demeure pas moins révélatrice de la portée métaphorique de l’oeuvre. L’initiation est en effet un thème récurrent de la culture indienne, un rite obligé du passage à l’âge adulte. Le cirque, comme lieu de spectacle mais aussi à l’origine lieu sacré, prend alors des allures de microcosme de la marginalisation du peuple indien après la conquête du Mexique. L’allégorie filée de l’aigle, emblème de Mexico, et celui de Fenix (« l’oiseau qui renaît de ses cendres ») accentue la dimension messianique et païenne du meurtrier. Il y a identification du meurtre à une quête sacrée, une mission divine. Elle est l’incarnation d’un baroque mexicain, qui renoue avec les traditions mystiques espagnoles et indiennes, le carrefour du paganisme et du christianisme



L’aigle : totem et figure de l’impérialisme américain

L’analyse que fait Jodorowsky de rapports familiaux offre quant à elle une étrange variante oedipienne, puisque c’est en tuant sa mère (ou son fantôme) que Fenix, pourra enfin accéder à son indépendance. L’impossible maîtrise pour Fenix de ses bras relève à la fois d’un sens de l’absurde et d’une réflexion sur la dépossession de soi par la folie. Les bras sont le symbole du pouvoir d’agir; sans leur fonction, tout le mécanisme spirituel de la décision est voué à l’échec. Jodorowsky conçoit une dialectique sur les limites de l’être humain dans sa capacité de choix et donc sur la relativité de sa liberté. Le personnage de la mère n’est en fait qu’un prétexte, une synecdoque des rapports dominant-dominé, maître-esclave. L’homme subit toujours la domination d’un être, d’une valeur, ou du monde qui l’englobe. Jodorowsky clôt ainsi son film par un tragique paradoxe : en recouvrant la maîtrise de ses mains -à l’instant où disparaissent ses chimères – Fenix retrouve la lucidité, sa vérité interne, sa liberté, et ce, au moment même de son arrestation : quitter sa prison pour en rejoindre une autre, voilà l’amer constat d’une aliénation définitive de l’individu. Film mystique et sauvage, loin de l’ésotérisme hiératique et abstrait de La montagne Sacrée, Santa Sangre, puise sa fureur dans la fusion des obsessions effrénées de Jodorowsky et de la barbarie des religions païennes millénaires. Ce cinéaste illuminé transforme le cinéma en un voyage éprouvant, rouge sang.

SANTA SANGRE (Mexique 1989) Réalisation et Scénario : Alejandro Jodorowsky. Les Films de l’Atalante. Durée : 2hO5 – Couleurs. Avec: Axel Jodorowsky, Adam Jodorowsky, Guy Stockwell, Blanca Guerra, Thelma Tixou,.

Crédits photos : captures d’écran DVD © Wild Side

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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