Quelle épopée que le parcours menant à la sortie de ce director’s cut de Tusk, velléité commerciale réalisée par Alejandro Jodorowsky en Inde en 1980, aux rushes accaparés par des producteurs cyniques et sans trop de scrupules et montés dans le dos de l’artiste-créateur franco-chilien pour donner au final un film de deux heures ne convenant pas au réalisateur ! L’attente durera environ quarante ans pour « Jodo » qui, à la mort de ceux qui bloquaient l’élan artistique qu’il eut dans les années 80, récupéra le film et le remodela à son idée. En résulte cette nouvelle mouture de Tusk réduite à 1h08, qui sort cette semaine en salles après avoir été proposée en avant-première au public du dernier Etrange Festival, montrant un vénérable cinéaste nonagénaire angoisser de façon émouvante comme un jeune premier au moment d’exposer son bébé artistique à la face du monde.
Tusk contient en lui deux films. Le premier permet aux enfants, petits et grands, de s’enthousiasmer pour le récit d’aventures qu’il développe. Elise, fille d’un Britannique propriétaire terrien sur le sous-continent indien, naît le même jour qu’un étrange éléphant blanc, Tusk. Son père lui fait don du pachyderme avec lequel, tout enfant, elle va lier de vrais liens d’amitié. A l’adolescence, elle part en Angleterre pour suivre ses études (car une fille de la haute société ne peut pas se permettre de ne pas suivre d’études, voire de suivre des études en Inde !) avant de rentrer, adulte, sur ce qu’elle considère comme la vraie terre de ses origines, ceci jusqu’à porter le sari lors de la réception fêtant son retour, au grand dam de colons scandalisés. Elle constate alors que Tusk, entre enlèvement sauvage, menace des braconniers et trahisons en tous genres, est en danger. Et la jeune femme de se soulever contre la violence qui met son ami animal en péril.
Alejandro Jodorowsky choisit donc le rétrécissement (choix peu commun pour un director’s cut !), retranchant la moitié de la version précédente et remontant l’autre moitié. Faire de Tusk un petit film de poche n’est pas sans cohérence, permettant au cinéaste de recréer un véritable format de conte à l’échelle du récit cinématographique. Une œuvre courte et enlevée donc, dans laquelle toute forme d’étirement serait proscrite. La meilleure preuve de cette volonté de ne littéralement pas perdre de temps se trouve dans la façon qu’a Jodorowsky de créer des ellipses. Si certaines d’entre elles semblent parfois un peu abruptes, donnant l’impression de passer d’une séquence ou d’une situation à une autre comme on passerait du coq à l’âne, créant des manques dans une narration devenant parfois par conséquent un peu décousue pouvant se révéler comme une forme de réaction aux trop-pleins de la version précédente, d’autres ellipses s’avèrent absolument remarquables, redonnant de l’énergie à un récit d’aventures exotiques qui ne peut fonctionner qu’à la vitesse. La plus belle d’entre elles se trouve être le récit des études d’Elise dans les grandes écoles anglaises, Jodorowsky expédiant en une trentaine de secondes animées le trajet en train menant au port indien, le trajet en bateau menant en Europe, la découverte de l’école, le séjour d’une petite dizaine d’années en Angleterre et le retour en Asie. La démarche du remodelage de Tusk se trouve bien être celle-ci : le dégraissage du détail inutile dans un souci d’efficacité narrative inhérent au cinéma d’aventures, réduisant au maximum le récit jusqu’à rendre parfois son résumé plus long que les séquences elles-même !
Cette nouvelle version de Tusk atteint donc bien son objectif de divertissement tout public, remplie comme une malle de péripéties créant joie et effroi, empathie envers les bons et colère envers les méchants (carnavalesques le plus souvent), dans une volonté de ne jamais vouloir corrompre les archétypes du genre. La seconde facette que dissimule le film de Jodorowsky se loge peut-être paradoxalement dans ce respect des règles, le cinéaste faisant de son récit pour enfants une ode à l’insoumission à partir des stéréotypes du récit d’aventures exotiques. De ce point de vue, le duo Elise-Tusk est bien entendu capital. L’enjeu du film se trouve bel et bien dans l’ambition de donner leur liberté pleine et entière à ces deux personnages indissociables, en le libérant de tous ses carcans et des enclos auxquels sa condition animale le condamne pour Tusk, en l’émancipant des devoirs que lui confèrent tout à la fois l’étiquette aristocratique et sa féminité dans une classe sociale patriarcale en ce qui concerne Elise. Tusk se révèle peu à peu un film de combat libertaire, prônant l’explosion des contraintes, pointant un doigt accusateur sur tout ce qui pourrait freiner la bonne marche des volontés de tout ce qui vit, humains comme animaux. Pourquoi un éléphant blanc, exceptionnel, devrait-il ne pas vivre pleinement dans sa condition d’animal sauvage ? devrait-il être oppressé, enfermé, exhibé, braconné pour ce qu’il est ? Pourquoi Elise, qui a le frais minois et la blondeur angélique de Cyrielle Clair, ne pourrait-elle prétendre à être indienne ? à être libre de gouverner sa vie contre l’avis de la société qui l’entoure, de son père pourtant bienveillant (interprété par Anton Diffring) ou de ce viril chasseur dont elle tombe amoureux (il a la beauté de Christopher Mitchum, fils de) et qu’elle convaincra de préserver puis de sauver son ami sauvage des griffes de malfaisants ?
Et Alejandro Jodorowsky de faire de la force libertaire de ce director’s cut une sorte de portrait en creux de lui-même, ayant lutté des décennies pour récupérer son film enfermé dans les coffres de producteurs hostiles pour mieux obtenir, à plus de quatre-vingt-dix ans, sa liberté artistique et celle de cet objet filmique charmant, par moments un peu bancal mais ayant la force de la vision primitive de son auteur mise aux oubliettes pendant plus de quarante ans. Si la blonde Elise est l’avatar du cinéaste, Tusk est celui du film lui-même, qui a la très bonne idée de porter le même nom que lui. Au-delà du trépidant récit d’aventures qu’il raconte, Tusk touche au cœur du fait de la sortie tardive de son injuste captivité, et ceci du vivant du très émouvant Alejandro Jodorowsky.
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