Aleksey Chupov & Natasha Merkulova – « L’Homme qui a surpris tout le monde »

… entre conte et réalité.

Ce film atypique dans le paysage du cinéma russe contemporain s’ouvre sur Egor, un garde forestier, dont la première séquence démontre et accentue la virilité : il se bat, le fusil à la main, puis à mains nues avec des braconniers. Il n’est pas anodin que ce personnage soit incarné à l’écran par Evgueni Tsyganov, une star du cinéma russe contemporain. Aleksey Chupov, un des deux réalisateurs du film, s’amuse d’ailleurs en rappelant que Tsyganov incarne dernièrement nombre de policier et enquêteurs dans les films et séries russes, il est ainsi un parangon de virilité[1].

© JHR Films

Mais soudain, tout bascule : dès la deuxième séquence on lui annonce, sur le ton banal des découvertes qui renversent une vie, qu’il est incurablement malade et qu’il n’en a plus que pour deux mois, maximum. La première réaction du personnage n’a rien de surprenant : il tente de protéger ses proches, fait « le nécessaire », avec fermeté et dignité. Nous sommes alors en pleine chronique sociale : le décor, les acteurs, les plans longs, tout nous renvoie à la chronique d’une vie ordinaire dans le grand nord de la Russie. Natasha Merkulova, coréalisatrice du film, est elle-même de cette région de la Sibérie et a travaillé à partir de ce qu’elle connaît si bien. Beaucoup d’acteurs non professionnels, habitants du village, ont tourné dans le film.

Sauf que le film va basculer une fois de plus, cette fois lorsque l’amour et le désir de la femme d’Egor – jouée par la merveilleuse Natalia Koudriachova dont les larmes dans la voix et le tremblement des lèvres en disent long sur l’immensité de l’amour qui la lie à cet homme – va lui redonner un espoir fou, l’envie de survivre malgré la condamnation médicale, malgré les conditions rationnelles posées.

(SPOILER)

Après une séance bien inutile chez une sorcière-chamane, Egor la recroise dans la forêt. C’est une femme au visage abîmé et rougeaud qui nous rappelle la Baba Yaga des contes russes, sorcière inquiétante mais parfois bienveillante. Elle lui raconte alors une histoire : celle d’un canard qui pour tromper la mort s’est fait passer pour une canne. Egor va alors tenter un dernier recours étrange : une métamorphose. Changé en habits féminins, il se mue en une sorte d’« étrange et triste oiseau » comme le caractérise Natasha Merkulova elle-même – un corps androgyne, exposé aux autres dans sa soudaine fragilité. Egor ne s’expliquera jamais de son geste, seul le spectateur, témoin de la rencontre avec la chamane, peut comprendre ce qui l’a poussé à le faire. Ce mutisme a posé problème à beaucoup de critiques et spectateurs, mais il est nécessaire : car, comme on le sait, un vœu exprimé ne peut être exaucé, le silence permet de ne pas dilapider la magie contenue dans le désir de celui qui fait le vœu. Et aussi parce que, si Egor prétend ne plus être lui-même, alors il ne peut parler avec sa voix d’homme, ni à ses proches.

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La réalisatrice Natasha Merkulova raconte que petite, elle avait entendu cette histoire comme une anecdote amusante. Lorsqu’elle l’a raconté à son mari et coréalisateur Aleksey Chupov, ils ont décidé de transposer l’histoire dans la Russie contemporaine. Cette même Russie où aujourd’hui une loi interdit la « promotion de l’homosexualité », autrement dit toute manifestation publique d’une orientation « non normée ». « J’ai imaginé comment auraient réagi les gens dans notre village, si c’était mon père qui avait fait ça, raconte la réalisatrice. Et ensuite nous avons travaillé de très près avec les habitants du village qui tournaient aussi dans le film. Pour chaque séquence, on leur demandait si ça leur semblait crédible, s’ils auraient spontanément réagi comme ça. Nous avons enlevé au montage les passages qui ne leur semblaient pas crédibles. » Crédibles donc les regards (dans la fabuleuse séquence de la fête, filmée de façon improvisée lors d’une vraie fête du village), mais aussi les insultes, les coups, la violence envers ce corps soudain méconnaissable, cette personne familière soudain devenue incompréhensible pour ses voisins et amis. « La chose la plus dramatique, selon nous, dit Alexey Chupov, c’est que la majeure partie des gens sont incapables d’accepter ce qu’ils ne comprennent pas. »

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Commence alors un vrai chemin de croix pour le personnage ; on se demande d’ailleurs s’il souffre parce qu’il évoque pour les autres l’homosexualité ou la transsexualité ou parce qu’il met des habits de femme. C’est bien cette ambiguïté qui fait toute la richesse du film : le héros ne défend pas une cause, ne porte pas d’étendard, il se présente comme une incarnation de l’altérité, simplement, et en tant que tel, de la fragilité. En le regardant déambuler dans sa robe et ses talons hauts, s’écorchant les genoux lorsqu’on le fait tomber à terre, le spectateur ne peut s’empêcher de penser que c’est aussi la condition de la femme qui est pointée comme intolérablement fragile dans cet espace social. Le héros, un homme fort, doit donc accepter de devenir faible et d’autoriser ses amis, sa famille à le déserter afin que le miracle puisse arriver. Accepter d’expérimenter la vie dans la peau d’un autre, faible et sans cesse menacé. Mais cette faiblesse, cette acceptation de « lâcher prise » (comme le conseille la chamane dès leur première rencontre) n’a pas que des mauvais côtés : il s’agit en même temps, curieusement, d’une redécouverte sensuelle du monde. L’arrivée du héros dans la forêt où il va se réfugier dans la dernière partie du film est en ce sens étonnante, se concentrant sur les sensations – sensuelles – du personnage, lorsqu’il touche les écorces, la mousse imbibée d’eau, attrape un rayon de soleil sur une peau qu’il n’habite plus de la même manière. Il faut dire un mot d’ailleurs de cette forêt sibérienne, filmée comme un endroit sauvage et magique (alors que le tournage a eu lieu à Tver, bien loin de la Sibérie si chère à Merkulova).

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Une autre trajectoire se dessine dans le film, plus souterraine, mais non moins puissante que celle d’Egor : celle de sa femme qui sera l’incarnation, tour à tour, de l’horizon limité d’une personne qui ne s’est jamais confrontée à l’altérité puis de la capacité à aimer, envers et contre tout.

La trajectoire d’Egor est douloureuse, révélatrice mais également enrichissante. L’un des derniers plans du film reste ainsi longtemps en tête : c’est le visage d’Egor, pâle et transfiguré. Tout y est en même temps : trous des boucles d’oreilles, pli de la bouche féminin et barbe naissante. Son regard, d’un bleu luminescent, fixe le lointain sans nous livrer de réponse sur l’état du personnage. A-t-il été appauvri ou enrichi par cette expérience ? Le miracle a eu lieu mais comment reprendre le cours de sa vie, alors qu’on a vécu cette expérience qui a radicalement changé sa vision du monde ?

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(FIN SPOILER)

Le film surprend et potentiellement dérange : les réalisateurs ont eu un mal fou à trouver un producteur qui croie au film et n’aie pas peur de s’en occuper, jusqu’à leur rencontre avec Ekaterina Filippova, qui a même réussi à faire participer au financement le Fond Kino (qui distribue de l’argent public russe). Le film ne se laisse pas trop vite cataloguer : il propose une expérience cinématographique inhabituelle, entre la chronique sociale et le conte fabuleux, entre un cinéma qu’on pourrait décrire comme chrétien et une expérience sensuelle du monde.

Le film est en salles en France depuis le 20 mars.

[1] Ici et plus loin dans le texte, propos recueillis le 5 mars 2019.

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A propos de Eugénie ZVONKINE

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