Les Aventures de Gigi la Loi, troisième long métrage d’Alessandro Comodin à sortir en France et récipiendaire du Prix Spécial du Jury lors de la dernière édition du Festival de Locarno, tranche de façon catégorique ce débat rhétorique qui n’est pas sans être idéologique : la police est-elle composée de « gardiens de la paix » ou de « forces de l’ordre » ? Le portrait documentaire qu’il dresse de son personnage éponyme, semblant parfois un peu « augmenter » le réel par souci de pittoresque et afin d’appuyer son discours global, répond sans ambiguïté à la question : Gigi est bel et bien un gardien de la paix, voire un gardien de sa propre paix au sein d’une communauté qui semble lui faire confiance mais dont les problématiques semblent lui glisser allègrement dessus comme l’eau sur les plumes du proverbial canard.
Policier municipal dans une petite ville du Frioul, Pier Luigi Mecchia dit « Gigi » est présenté comme un personnage hâbleur, aimable, conciliant, considérant sa fonction d’importance sans la pression qui semblerait nécessaire. Chaque situation que la vie soumet à son autorité est considérée avec grand détachement, faisant du réel une source potentiellement inépuisable d’humour absurde teinté d’humour noir. On trouve le corps d’une jeune fille suicidée sur les rails jouxtant la ville ? Il va sans se presser demander à ce que les trains ne passent plus… jusqu’à ce qu’un train, dont la capacité à agir dépasse en célérité celle du policier, passe dès la minute suivante ! On annonce un feu dans un champ ? Il se rend sur place tranquillement, sans oublier au passage de draguer gentiment la nouvelle dispatcheuse du poste de police. Et le film de coller aux basques de ce flic bonnard, ressemblant presque à un élément du décor de sa petite cité rurale où pas grand-chose ne se passe, même quand il semble se passer quelque chose.
A l’inverse, Gigi peut s’avérer un limier obsessionnel, n’hésitant pas à pister un pauvre cycliste qu’il soupçonne d’être l’auteur de mauvais coups récents sur la commune, donnant de l’importance à ce qui ne semble pas en avoir alors même qu’il réagit avec désinvolture face à des événements apparemment plus graves. La séquence d’ouverture du film est de ce point de vue très parlante : lors d’une longue scène, Pier Luigi, non encore identifié par le spectateur, se dispute avec un voisin dont il est séparé par le mur de son jardin. Cause de la querelle : les branches des arbres du policier dépassent chez l’autre qui s’énerve. En tort, le représentant de la loi répond cependant à toutes les invectives, chambrant et insultant son voisin en réaction perpétuelle à la verdeur des mots de l’homme derrière le mur. Jamais cette introduction ne nous montre Gigi comme le policier que nous allons suivre pendant une heure quarante, gardien de la paix qui ressemble plus à un simple quidam mesquin et acharné à force de mauvaise foi à conserver son bon droit et sa propre tranquillité qu’à être garant des règles communes.
Il n’en fait pas plus une fois revêtu l’uniforme, laissant la porte ouverte à une sorte de liberté généralisée, d’auto-gestion de la population (à un môme au scooter débridé qu’il n’hésite pas à essayer lui-même dans un champ, Gigi dira qu’il a de la chance de ne pas croiser la police !), à un système qui pourrait mener à la plus pure anarchie mais qui s’avère cependant payant, accordant confiance et apaisement dans une communauté qui a l’air de se réguler par sa simple présence dans l’espace de la cité.
De ce point de vue, Les Aventures de Gigi la Loi développe un véritable discours politique derrière le portrait de son personnage faussement bouffon : à l’autoritarisme défaillant et contre-productif d’un système répressif voué à inspirer méfiance et colère de la part d’une population littéralement fliquée, Gigi préfère l’idée d’une autorité invisible. Personnage attachant, profondément bienveillant (comme le montre la dernière séquence vraiment bouleversante du documentaire filmant le policier qui raconte les larmes aux yeux un événement traumatique de sa carrière), Pier Luigi peut aussi allégoriser une Italie des campagnes, un peu confite dans l’ennui d’une paix perpétuelle, donnant plus d’importance à la belle humanité de ses habitants qu’aux conflits possibles qui pourraient la polluer. Et mine de rien, ce regard non exempt de stoïcisme n’est pas sans véritablement receler un poids idéologique dans un monde contemporain dominé par le culte de la performance. De façon inattendue, le film d’Alessandro Comodin est peut-être le petit cousin parfait du formidable Il Buco de Michelangelo Frammartino sorti cette année, qui développait peu ou prou les mêmes idées avec, justement, encore plus de profondeur.
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