Même en plein jour la lumière entre à peine, par des voies détournées, atténuée par les stores, les rideaux, les volets fermés, brouillée par le nuage de pollution qui recouvre la ville. Le Santiago de Plus jamais seul est une cité sombre. Cette semi-obscurité imprègne des personnages qui disent peu : certains se cachent d’eux-même, d’autres se taisent, beaucoup semblent évoluer dans un climat de crainte indéfinissable.

Du fait divers ayant inspiré le film, seul le prétexte est conservé : en 2012, l’agression puis le meurtre d’un jeune gay avait fait grand bruit au Chili, une loi anti-discriminatoire ayant été votée suite à l’émoi suscité. Le jeune homme assassiné était fan d’Alex Anwandter, artiste pop reconnu au-delà des frontières du pays. Pour son premier long métrage, le musicien devenu cinéaste s’inspire du drame pour construire un récit sombre et mystérieux sur le partage et la filiation.

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Pablo et son père Juan vivent sous le même toit, expression à prendre au pied de la lettre tant ils se croisent seulement, se parlent à peine, s’évitent parfois et finissent par se louper. Aucune animosité ne les oppose : leurs échanges matérialisent une indifférence feutrée, le sentiment de n’avoir rien à se dire. Sans doute s’aiment-ils mais ne le montrent pas. Le père travaille dans une usine de mannequins, le fils fait de la danse et sort le soir. Dans leur manière de se confronter au réel et de le contourner jusqu’à parfois le nier, l’un et l’autre se placent à la marge. Involontaire chez Juan, la situation répond à une démarche plus consciente chez Pablo qui vit son homosexualité à visage découvert.

Le film avance par collages, les scènes se succédant sans forcément se connecter entre elles. Parfois confus, Plus jamais seul illustre cependant la volonté du réalisateur de sortir d’une représentation terre à terre du fait de société. Il lui semble pourtant nécessaire de montrer l’agression de Pablo de manière plus frontale : violente et sans ellipse, elle crée la rupture séparant l’avant de l’après. L’audace consiste alors à changer de point de vue. Quand le fils perd conscience, le père semble retrouver la sienne, la narration passant naturellement de l’un à l’autre. Portant sur le monde un autre regard, cherchant à retrouver les agresseurs et à connaître la vérité, Juan bouscule ses repères et s’interroge sur sa propre existence. Plus sombre encore, flirtant avec l’abstraction, Plus jamais seul se transforme en voyage intérieur, imaginaire, rêveries et quotidienneté ne faisant alors plus qu’un dans l’esprit soudain actif d’un homme qui n’a plus rien à perdre.

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En écho à l’identité visuelle très marquée, le travail sonore devient également facteur de contrastes. Le réalisateur est musicien et cela s’entend. Outre une bande musicale riche et éclectique, le mixage tord tout réalisme et accentue certains sons off, matérialisant ainsi la présence d’un monde au-delà de l’univers circonscrit des personnages.

Plus jamais seul illustre la manière dont un cinéaste s’empare d’une réalité insupportable pour la placer en résonance avec un questionnement plus intime : qu’est-ce qu’un homme, un père, un fils ? Les femmes qui gravitent autour des personnages, l’amie de Pablo, la voisine dragueuse, répondent à leur tour à une représentation féminine en dehors des normes. C’est après avoir vécu si longtemps en évitant toute prise de conscience que Juan semble se réveiller. Radicale et salvatrice, la direction qu’il prend ne prévoit pas de retour.

Épousant progressivement la forme d’un poème filmique mélancolique, ce premier long métrage manie le clair-obscur avec une détermination qui ne faiblit pas. D’une beauté sombre, parfois inconfortable, le film d’Alex Anwandter explore une voie narrative audacieuse et captivante.

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