Contrairement à la Guerre de Sécession des années 1860 aux États-Unis, la « Civil War » du nouveau film d’Alex Garland est complètement ancrée dans notre époque, ou dans un futur (très) proche. Elle repose sur le même principe de confrontation entre une coalition armée – les Forces de l’Ouest, à l’initiative de la Californie et du Texas ! – et le gouvernement fédéral. Quand le cinéma américain a parfois tendance à s‘attarder sur les causes des événements vus à l’écran plutôt que sur leurs conséquences, Civil War prend le pli de ne pas définir le « pourquoi », de ne pas délimiter les camps. Il montre sans expliquer, illustre l’imprévisibilité d’un monde imminent ou déjà existant. Le réalisateur et scénariste met en scène des mécanismes d’attaque et de défense, fait le constat d’un pays rongé par les désaccords. Pour raconter ces antagonismes, il fait évoluer, dans un trajet de New York à Washington, trois générations de journalistes avec un seul objectif : interviewer le Président avant que la Maison Blanche n’ait été assiégée. Une course contre la montre, donc, et un récit d’apprentissage pour une jeune photographe ambitieuse (Jessie, Cailee Spaeny), une photographe de guerre qui la prend malgré elle sous son aile (Lee, Kirsten Dunst), un reporter en activité (Joel, Wagner Moura), et un journaliste à la retraite imminente (Sammy, Stephen McKinley Henderson).

Quoi de plus impartial qu’un point de vue journalistique en temps de guerre ? L’intérêt de leur profession est de faire slalomer la narration et les personnages entre les deux factions de combat. Ils sont là pour capter l’instant, prendre des images, recueillir des témoignages, non sans cynisme, d’ailleurs. Il est bien question de conscience morale : éclairer une guerre, en montrer les réalités, mais à quel prix ? La neutralité à tout prix peut transformer le geste en complaisance de la violence, leur production pouvant en effet servir à alimenter la propagande de l’un ou l’autre camp. Or personne n’est dupe. Ni Lee, qui s’auto-proclame contre la guerre, mais dont les clichés abondent hélas dans le sens des belligérants, ni Joel, prêt pour son entrevue de la dernière chance avec le Président, surtout dans une optique putaclic, ni l’ambitieuse Jessie, prête à vivre jusqu’au bout le métier de photographe dont elle rêve. La finalité est dans l’image. Le corps devient moteur de l’avancée narrative. C’est lui qui s’intègre aux plans, qui s’expose jusqu’au danger avant même l’individu, et qu’Alex Garland utilise comme cheval de Troie de son cadrage, en un moyen narratif et expressif. Civil War est avant tout une guerre d‘images et d’informations, par celles et ceux qui les génèrent.

Ces corps prennent place dans les lieux visités au cours d’un road-movie intranquille, où chaque mouvement est épié ou anticipé. Tour à tour propices à la haute tension ou à la détente, les espaces affirment la réalité d’un quotidien modifié, pourtant pas si lointain du nôtre. Ce qui est laissé à l’abandon porte encore la vie des anciens occupants, à l’instar de la fête foraine parcourue dans une scène. Alex Garland transcrit au maximum l’entre-deux vécu par les personnages lorsqu’il frôle le documentaire. Au réalisme des paysages de guerre urbaine, au milieu des attaquants et des défenseurs – l’hallucinant dernier acte à Washington donne sa dose de spectacle –, répondent les restes encore chauds des lieux de vie et les derniers bastions de résistance. Toutefois, Civil War ne se laisse jamais enfermer trop longtemps dans un seul lieu. Le cinéma d’Alex Garland s’est jusqu’à présent intéressé au point de non-retour – la technologie d’Ex Machina ou d’Annihilation, l’oppression de Men – et ce film, dans une continuelle fuite en avant, d’espace en espace, ne déroge pas à la règle. C‘est d’ailleurs dans un hôtel fermé, insouciant, zone franche de privilégiés – comme dans Stars at Noon de Claire Denis – que se fait la rencontre de ce quatuor, et se lient les opportunités d’un voyage plus grand que nature, qui ouvrira ses possibilités à mesure que les miles l’éloignera de New York.

La fascinante interprétation balaye différents niveaux de réalité. Kirsten Dunst incarne à elle seule l’obsession des images et la douleur d’un passé trop dur à porter, dans une présence qui décuple la réalité du réel. Cailee Spaeny (la Priscilla de Sofia Coppola) est celle qui dompte le réel, qui lui donne sa mécanique. Wagner Moura traverse quant à lui le long-métrage avec la caution optimiste et bienveillante de son personnage, qui paraît ainsi en marge du réel. Deux camps, mais une multitude de façons d’approcher le sujet. C’est en cela que Civil War sait parler de guerre civile, car il épouse tous les points de vue d’une population. On ne sait d’ailleurs jamais trop de quel côté se trouvent les interlocuteurs. Le terrifiant nationaliste au bord d’une fosse commune – « Quel genre d’Américains êtes-vous ? », une ville dans le déni ou des retrouvailles de vieux potes en voiture, offrent autant de pièces d’un puzzle qu’il faudra démêler avec sa propre sensibilité. Alex Garland condense le temps dans un blockbuster total, à l’analyse éloquente d’une nation en déliquescence. La fresque ne s’autoproclame pas comme telle, elle s’impose par sa variété de points de vue et par sa capture plurielle des instants. Cette épopée du temps présent se fait tantôt brutale, à la manière des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuarón, tantôt atmosphérique, telle une cousine éloignée du récent The Sweet East de Sean Price Williams.

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