Pour son premier long-métrage, Alexander Abaturov explore les voies du documentaire, comme dans son court Kinophasie (2011) et son moyen-métrage Les Âmes dormantes (2013). La mort de son cousin Dima comme point de départ, il tente de retrouver l’esprit du défunt en tentant de comprendre ses activités au sein des Spetsnaz, unités d’élite de l’armée russe, et en recréant le lien invisible qui se forme entre les personnes de son entourage suite au décès.
On sent bien que l’univers militaire et le référentiel civil sont fortement différenciés. Or le cinéaste expose la puissance des regards et du toucher chez tous ses personnages. Les yeux fuyants jouent au coude à coude avec la prise en main de la matière, qu’elle soit naturelle (la forêt et la terre) ou transformée par l’homme (les armes, les pierres tombales et la nourriture). Alexander Abaturov cherche à montrer la représentation la plus fidèle des deux visions que Dima avait partagées : celle d’une famille aimante et celle d’une garnison. Plutôt que de montrer le contraste des aspects physique et émotionnels chez les deux groupes, il met tout le monde à parti pour tenter d’expliquer ce en quoi Dima se sentait proche. De l’entraînement des Spetsnaz ressortent le don de soi et le mélange avec la boue, alors que la douleur des proches du défunt s’exprime par le poids de la vie face au vide humain. Les soldats peuvent oublier la perte de Dima par les missions et la fierté de servir leur pays. Les parents de Dima font quant à eux sculpter une statue de leur fils, dont ils vont avoir le final cut pour décider si l’œuvre est finalement ressemblante en tous points à la figure originale. Surgissent alors la posture de la peur de l’oubli individuel et collectif, et l’engagement sous différentes formes pour faire honneur et respect au mort.
Quand Éric Caravaca enquêtait rigoureusement sur sa sœur dans Carré 35, à travers des vidéos du passé et des témoignages, Alexander Abaturov place sa caméra et laisse le présent défiler. Le fils n’est jamais loin, de la préparation de la pierre tombale de Dima aux discussions à l’armée avant l’extinction des feux. Les flashbacks ne sont pas nécessaires pour recontextualiser l’empreinte de Dima sur ceux qui prennent la parole. Le montage ne s’encombre pas d’effets de manche : seules la parole et l’action sont facilitateurs de compréhension et d’empathie pour le spectateur. Un seul moment revient les circonstances de la mort de Dima : les soldats racontent mécaniquement la scène, avec des détails plutôt confus inscrivant l’accident comme une perte de guerre. À une autre occasion, un militaire raconte un rêve récurrent (« ni heureux, ni triste ») qui le touche : il se trouve auprès de Dima, lui-même installé dans un cercueil. La figure de la mort rôde de façon abstraite pendant l’intégralité du film. Malgré cette unité thématique, au lieu de livrer un film construit sous forme d’une nébuleuse de points de vue, le cinéaste laisse trop d’autonomie à lier ses scènes morcelées. Et la force de certaines images ne suffit pas à insuffler suffisamment de substance à son propos.
La posture antimilitariste ambiguë offre par ailleurs peu de place à la réflexion. Alexander Abaturov semble quelque peu gêné de devoir à la fois montrer la machine de conformisation des Spetsnaz et de souligner les hommages de l’armée à Dima. La caméra met aussi bien en exergue la camaraderie que la tristesse non-assumée des soldats, qui sont soumis à un lavage de cerveau. Les formules orales à apprendre par cœur, les comportements imposés et la préparation à une guerre floue contre le « terrorisme » fabriquent des clones dont la mission sera de tuer, à l’instar des personnages de Full Metal Jacket. La violence sert de défouloir, les visages ensanglantés sont des trophées de la boxe, adonnée comme seul loisir acceptable. Ceci concourt à une puissance du cérémonial, partagée aussi par les civils, par le biais de l’enterrement religieux et de la création d’une entité de substitution (la fameuse statue, dont le sculpteur doit affaisser les paupières pour qu’elle paraisse plus ressemblante, sans pour autant lui fermer les yeux).Le chemin reste tout tracé, quelle que soit l’activité représentée.
Le réalisateur laisse un goût d’inachevé dans sa représentation du deuil par le feu ardent de la présence, et de l’existence par la confrontation. L’illustration psychologique du soldat décédé par son entourage ne manque certes pas de vérité, mais manque de passerelles entre les univers dont il nous ouvre les portes. En faisant trop confiance à l’éloquence des images, Alexander Abaturov rend difficilement accessible sa propre psyché de cinéaste. On se sent un peu à l’écart de ses émotions propres face à la mort de son cousin. On en est malheureusement réduit à stocker des informations brutes sans pouvoir synthétiser l’ensemble. Si l’intention n’est pas tout à fait remplie, sans doute par manque de distance vis-à-vis du sujet, le savoir-faire de l’immersion fonctionne néanmoins à bloc, et la prochaine tentative sera sans doute la bonne.
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