L’ouverture de ce film géorgien épouse les codes de la rom-com traditionnelle avec, néanmoins, une légère distanciation et un style visuel qui n’emprunte nullement aux conventions hollywoodiennes. Les premiers plans assument un dispositif simple mais très efficace : les visages ne sont pas montrés. Mieux, le cinéaste filme au ras du sol une rencontre, deux pieds de chaque côté qui se bloquent le passage, début d’un coup de foudre instantané entre Giorgi, footballeur et Lisa préparatrice en pharmacie. L’amour les désoriente tellement qu’ils en oublient de se demander leur prénom, mais conviennent d’un rendez-vous pour le lendemain. Mais le sort va s’acharner sur cette naissance d’un désir hypothétique. Une voix off – présente tout le long du métrage pour des raisons très justifiées – nous interpelle directement avant que Lisa ne s’endorme : « Chers spectateurs, fermez les yeux quand vous entendrez le premier signal », injonction si l’on peut dire, que l’on exécute sans sourciller, envoutés par ce début très original comme si une forme de magie contaminait les images. Une surprise de taille nous attend lorsqu’on revient au film après quelques secondes, via un fondu au noir énigmatique. Tel un conte moderne, Alexandre Koberridze joue les illusionnistes substituant les deux acteurs principaux par de nouveaux comédiens. Cet effet est d‘autant plus déstabilisant que les visages de Lisa et Giorgi ont été à peine vus, esquissés rapidement ne laissant pas au spectateur le temps de s’être habitué. Il ne s’agit pas d’un gadget de petit malin, encore moins d’un twist puisque ce changement de perspective se met en place au bout de 10 mn à peine. Les plus distraits pourraient même ne pas s’en apercevoir si le narrateur ne nous l’indiquait pas.
Passé ce tour de passe-passe, le film continue à surprendre. Lisa et Giorgi, avec leur nouvelle tête, se demandent comment ils vont bien pouvoir se rencontrer. Ils sont restés eux-mêmes, n’étant nullement en conflit avec des personnalités inconnues. Mais la transformation physique bouleverse leur psychisme, créant une perte de repère. Les premiers signes visibles sont édifiants : Giorgi, lors d’une séquence très drôle, ne sait plus quoi faire avec un ballon entre les pieds, incapable de le renvoyer sur un terrain devant le regard un peu médusé des joueurs. De même, Liza n’arrive plus à déchiffrer ses cours de médecine, déboussolée devant des formes et noms incompréhensibles. Une situation inquiétante rapidement désamorcée par le réalisateur introduisant de la poésie et de la fantaisie. L’angoisse liée au regard des autres, qui ne sont pas surpris par la métamorphose physique mais par l’attitude, est une piste vite abandonnée, laissant plutôt le récit prendre des chemins de traverse, mêlant un burlesque léger à la Jacques Tati à, progressivement, l’essai quasi documentaire sur la vie quotidienne de ce petit village géorgien où les gens paraissent loin des problèmes politiques et sociaux. Non pas qu’ils vivent dans l’opulence, au contraire, mais ils paraissent heureux dans un vivre ensemble qui pourrait être d’une naïveté pénible si le cinéaste ne nous rappelait par un petit film dans le film d’une insolente cruauté que le monde ne va pas si bien.
Alexandre Koberridze construit un drôle d’objet, attachant et loufoque, dynamisé constamment par un régime d’images hétéroclites servi par un récit lui-même jamais très stable. Le film revête la forme d’un film muet où la voix off remplace les cartons et la scénographie rappelle la nonchalance précise d’un autre géorgien Iotar Iosseliani. La mise en scène réactive intelligemment la figure du zoom, assumant son caractère archaïque et aligne une série de plans larges et rapprochés, admirablement composés et surtout articulés entre eux. Comme une association à contre-courant entre art brut et sophistication. Jusqu’à cette séquence étonnante rompant la rigueur de l’ensemble où le réalisateur filme brillamment un match de foot entre des enfants dans un style séduisant, proche du clip, avec ralentis à la clé et un rythme enveloppant sur un tube populaire. Il crée une émotion inédite, transmettant alors son amour très physique et addictive du sport. Dans ces moments de rupture le film parvient constamment à surprendre.
Sous le ciel de Koutaïssi résout son intrigue en laissant sur le bas-côté la fiction incapable de réunir les deux amoureux, invitant le documentaire à clore ce film optimiste et lucide par une belle leçon d’humanité. Sans doute l’un des plus beaux et singuliers de ce début d’année en dépit de sa durée, près de 2 h 30.
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