Après nous avoir immergé aux fins fonds de l’espace, Gravity, se concluait par le retour sur terre de son héroïne Ryan (Sandra Bullock), laquelle remontait à la surface du lac dans lequel sa capsule venait d’échouer, avant de regagner la rive à la nage et se relever dans un ultime effort, foulant alors le sol, comme dernière étape d’une renaissance symbolique. De retour sur terre, il en est aussi question à plusieurs niveaux, pour son cinéaste, Alfonso Cuarón. Retour à une échelle budgétaire sensiblement plus modeste, retour surtout dans son pays natal et à sa langue maternelle, l’espagnol. En huit réalisations, Roma, est seulement la troisième tournée au Mexique, dix-ans après Y tu mamá también, vingt-sept ans après son premier long-métrage, Sólo con tu pareja. De la science-fiction au drame autobiographique, il n’y a qu’un pas, le voyage auquel nous sommes cette fois-ci convié, est une plongée dans les souvenirs mêmes du metteur en scène et plus précisément dans son enfance. Titre légèrement trompeur, Roma ne désignant pas la célèbre capitale Italienne mais un quartier résidentiel de Mexico, tout en inspirant une filiation évidente avec le néo-réalisme italien (qui se vérifie dès les premières images) et se doublant d’une anagramme hautement évocatrice : Amor. Tourné dans un somptueux scope N&B 65 mm, on pénètre quelques mois durant dans la classe moyenne du Mexique des années 70 à travers le regard de Cleo (Yalitza Aparicio), une employée de maison d’origine mixtèque (peuple indigène de Mésoamérique), travaillant aux côtés d’Adela (Nancy García García) pour Sofía (Marina de Tavira), une mère de quatre enfants rapidement confrontée à l’absence de son époux…

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Roma (Copyright Netflix 2018)

En façade, Roma constitue à bien des égards un contre-pied à son prédécesseur, Gravity. Le casting se compose majoritairement de non-professionnels, à commencer par Yalizta Aparicio, initialement institutrice dans un village situé au Sud du Mexique, la durée est sensiblement plus longue (2h15 contre 1h30) tout en épousant un rythme délibérément plus lent, la chronique accouche d’enjeux certes multiples mais très souvent intériorisés et partiellement impalpables, à cela s’ajoute l’absence de musique, sans oublier que l’espace jadis infini se substitue ici à un cadre beaucoup plus défini dont on ne sortira que tardivement. Reste que malgré ces changements apparents, Alfonso Cuarón ne déroge en aucune façon à sa vision souveraine de la mise en scène, clé d’un cinéma total, où le travail sophistiqué, méticuleux sur l’image et le son (l’impressionnant sound design du film justifierait presque à lui seul de le voir sur grand écran), parfois aux limites de l’invisible, de l’indicible, devient le moteur permanent de spectacle, de sens et d’émotions. Ici, sa virtuosité formelle et les technologies de pointe dont elle se nourrit, largement éprouvées au cours de ses dernières expériences à l’étranger (Gravity / Les fils de l’homme / Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban) trouve une portée et une puissance inédite, en s’exerçant au service d’une fresque intimiste relatant un quotidien apparemment « ordinaire ». Le réalisateur ne cache pas avoir voulu expérimenter à dessein nouveau, des outils que l’on pense selon lui, à tort, réservés aux grosses productions, invoquant en référence l’usage passionnant de la 3D lorsqu’elle fut utilisée par des auteurs comme Wim Wenders (Pina / Everything Will Be Fine) ou Jean-Luc Godard (Adieu au langage). À lui seul, le simple plan inaugural, qui sert dans le même temps de générique, peut faire office de parfaite illustration à cette approche. Il s’agit d’un gros plan fixe cadrant le carrelage du hall d’entrée d’une résidence (laquelle s’avérera être le théâtre central de l’action) que lave Cleo. À mesure que des seaux d’eau se déversent sur le sol, le reflet de l’eau laisse alors apparaître avec netteté un nouveau cadre à l’intérieur du plan, aux faux airs de surimpression, dévoilant l’architecture des bâtiments, le ciel et en son sein le passage d’un avion. En une fraction de seconde, un plan admirablement délimité mais somme toute « classique », révèle une densité inattendue, graphiquement et symboliquement : le désir d’envol et de liberté émergeant à l’intérieur d’un cadre restreint, avant même la première apparition physique du protagoniste. Cette ouverture peut aussi se lire telle une métaphore du souvenir (processus au cœur de l’élaboration du projet) rejaillissant, resurgissant peu à peu avec précision dans l’esprit du cinéaste pour s’offrir dans l’instant qui suit à son spectateur.

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Roma (Copyright Netflix 2018)

Le souffle et la vérité qui émanent sans cesse de Roma, tiennent en un geste noble et précieux : tendre à transformer des recoins d’intimité en moments de cinéma universels, transcender le supposé infime en le hissant vers une grandeur insoupçonnée. Habitué à cumuler les casquettes de réalisateur, scénariste, monteur voire producteur, Alfonso Cuarón est pour la première fois son propre chef opérateur (sur les conseils même d’Emmanuel Lubezki), enrichissant implicitement l’image (splendeur de chaque seconde) d’une incarnation supplémentaire, en plus du caractère déjà autobiographique du récit. Aux prouesses visuelles « attendues » (compositions minutieuses, mouvements « impossibles », plan-séquence magistraux,…), s’adjoint un regard profondément empathique pour ses personnages, refusant tout jugement, semblant toujours à parfaite distance, comme s’il résultait de l’étrange alchimie entre une maturité, un recul acquis avec l’expérience, le temps passé et une forme d’innocence plus propre à l’enfance, prodigieusement intacte. Le cinéaste filme avec la même délicatesse, des gestes de travail à priori anodins rendus captivants (vaisselle, nettoyage de sol,…) que des événements historiques déterminants se déroulant en toile de fond (ébouriffante séquence relatant le tristement célèbre massacre de Corpus Christi où la violente attaque par l’armée d’une manifestation étudiante ayant fait plus d’une centaine de morts) reliant ainsi discrètement la petite histoire à la grande. Dans ces conditions, le parcours de Cleo (et par extension de la famille de Sofía dans son ensemble) parsemé d’épreuves, d’embûches mais aussi d’instants de joie, d’élans de complicité, nous terrasse progressivement par son mélange de pudeur dans l’émotion et de vitalité dans l’action. On notera également la présence récurrente du 7ème art dans le long-métrage (sur petit et grand écran), découvrant des références parfois surprenantes comme la projection dans une salle de cinéma de La Grande Vadrouille au détour d’une séquence a contrario du film de Gérard Oury, assez grave, également la diffusion télé d’un film de John Sturges, Les Naufragés de l’espace, dont les images évoquent immédiatement Gravity avant l’heure.

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Roma (Copyright Netflix/Original international 2018)

En rendant hommage à celle qui l’a élevé et éduqué, en mettant en pleine lumière, une femme condamnée à rester dans l’ombre en raison de son statut social, de ses origines et de sa couleur de peau, Alfonso Cuarón double sa déclaration d’amour d’une revanche politique bouleversante et salutaire. Héroïne au sens littéral du terme, dévoilant le moment venu un courage exceptionnel, sublime de bonté et de modestie, pleinement dévouée à son travail, refusant en toutes circonstances de se résigner, Cléo, vient rejoindre les nombreuses figures féminines marquantes qui l’ont précédées dans la filmographie du cinéaste (Luisa dans Y tu mamá también, Kee et Julian dans Les Fils de l’homme, Ryan dans Gravity,…). Portrait de femme(s), témoignage d’une époque, introspection autobiographique, Roma nous éblouit, fascine, émeut dans la plus grande simplicité, contrastant avec son incroyable densité. Magnifique et vertigineux : l’œuvre magistrale d’un géant du cinéma contemporain.

[Article publié une première fois à l’occasion de la seconde partie du CR du Festival Lumière 2018]

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A propos de Vincent Nicolet

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