Après Chantage en 1929, où le maître du suspense filme, au-delà de son récit policier, ses adieux au cinéma muet, le silence des articulations expressives cède sa place à la parole, inaugurée tel un personnage théâtral. Dans les quatre derniers opus du décalogue en hommage à Alfred Hitchcock — « Aux origines du maître du suspense », les voix tonnent et murmurent comme une respiration nouvelle, teintée de quelques échos nostalgiques du muet : jeux narratifs et esthétiques sur les intertitres, mimes et gestuelles jovialement grotesques, gags et grimaces clownesques…Parcourant d’ailleurs l’ensemble de la filmographie de Hitchcock, jusque dans ses chefs-d’œuvres les plus vénérés —le simple rituel de ses caméos en fait partie—, le registre de la farce, qu’il dialogue avec le tragique ou le politique, imprègne les films du cinéaste : Junon et le paon (1930), The Skin game (1931), À l’est de Shanghai (1931), et Numéro 17 (1932), parachevant la compilation des origines du maître du suspense.
Junon et le paon (1930)
Junon et le paon, réalisé en 1930 et tiré de la pièce éponyme de l’auteur irlandais Seán O’Casey, renvoie à un pan du cinéma hitchcockien méconnu, faisant d’un contexte social une tragicomédie à la fois cynique et engagée : le décor se construit autour de l’époque de la guerre civile irlandaise de 1922, chez la médiocre —au sens premier du terme— famille Boyle. Un père de famille tire-au-flanc, débraillé et empoté ; sa femme désabusée et harassée par les bévues de son mari ; une fille craintive et réservée ; et un fils dépressif dont l’un de bras fut emporté par la guerre, dans le théâtre d’une maison dont les portes et fenêtres composent l’enchaînement des scènes. L’arrivée du clerc de notaire Bentham brise soudainement la misère quotidienne : il annonce à la famille un héritage colossal de la part d’un cousin éloigné, prêtant immédiatement à des rêves d’opulence et de grandeur. Alors que cette fortune n’est encore qu’à l’état de nouvelle réjouissante, une frénésie des achats se déploie : la maison se peuple de nouveaux meubles, costumes et phonographe, dans une jubilation sans lendemain.

© 2025 Carlotta Films
Junon et le paon compose un film-théâtre, à l’unité d’espace-temps définie, mais où Hitchcock use de la caméra pour cinématographier le décor théâtral : la composition des images se saisit d’un art de la superposition des plans particulièrement approfondi, où les arrières-plans font souvent apparaître Johnny, le fils de la famille Boyle, comme pour illustrer la mésestime dont il souffre suite à son malheur, et sa place de membre absent au sein de la cellule familiale. Le cinéaste exploite la scène théâtrale de la maison en jouant sur l’ouverture et la clôture des portes, des fenêtres et des rideaux, métaphores filmiques de montage, auxquelles s’ajoutent des fondus enchaînés à la modernité étonnante : on pense notamment à ce zoom de propulsion sur le personnage de Johnny, suivi du recul de la caméra dont le sujet s’est transformé en phonographe. Avec Junon et le paon, le maître du suspense crée une comédie sociale incisive, à la fois teinté de tragédie et emplie d’humour caustique, jouant sur la caricature, le bouffon et le grotesque : le père de la famille Boyle, par exemple, apparaît comme un clown tout droit sorti d’une farce, aux gestes maladroits et mimiques à la Charlie Chaplin, à l’opposé de sa femme et de sa fille, qui constituent finalement les personnages les plus approfondis du récit. Hitchcock fait de ces rôles féminins des individus dont la profondeur psychologique et le libre-arbitre sculptent un relief bien plus ambitieux que ses pendants masculins ; ces derniers servant davantage de pantins comiques et divertissants, allégories de péchés humains, que de véritables rôles pensants au service de la trame de Junon et le paon.
The Skin Game (1931)
Un an plus tard, The Skin Game (1931) poursuit le drame social entamé avec Junon et le paon, auquel se greffent des motifs proprement hitchockiens : le registre de la farce pousse plus nettement vers le tragique, et le récit gravite autour d’un secret révélé, saisi comme un outil de chantage. Le film illustre la rivalité entre la famille des Hillcrist, propriétaires terriens bien implantés, et les ambitions de prospérité de Hornblower, un industriel dans l’esprit nouveau-riche, intéressé par la mise en vente d’un terrain jouxtant la propriété des Hillcrist. Mais suite à l’acquisition du bien par Hornblower lors d’une houleuse vente aux enchères —au suspense remarquablement hitchcockien—, les Hillcrist, grâce à un détective privé, apprennent un élément décisif sur le passé secret de Chloé, la fille de Hornblower, dont la révélation chante une menace fatale pour sa famille. Faisant écho aux chefs-d’œuvres du cinéaste, le verbe « chanter » se conjugue moralement dans Chantage (1929), évidemment éponyme et dans L’Inconnu du Nord-Express (1951) ; financièrement et émotionnellement dans Le crime était presque parfait (1954) ou L’Homme qui en savait trop (1934 pour sa première version et 1956 pour la seconde). The Skin Game s’ancre dans l’œuvre hitchcockienne par sa spécificité du chantage en tant que ressort dramatique, à la fois disjoncteur des repères moraux et engrenage d’ambiguïté.

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Tant dans son esthétique formelle que narrative, The Skin Game illustre déjà, dans une architecture particulièrement aboutie, les enjeux et les imbrications du maître du suspense qui parcourent l’ensemble de son œuvre. L’éloquence de la perspective, qui se manifeste dès les premiers plans du film, convoquent un regard pictural et profond, comme ce plan large montrant la fille des Hillcrist s’éloignant à cheval sur un chemin arboré menant à l’abysse d’une forêt. L’art de la perspective, remarquable dans The Skin Game, dialogue avec des séquences au chaos parfaitement maîtrisé, comme au début du film, dans la cacophonie d’un carrefour au centre-ville, où la chorégraphie d’une succession de plans en staccato fixant les habitants s’accompagne d’un orchestre de cris, klaxons, crissements et aboiements. La partition du chaos, spécialité du cinéaste, se déploie également dans la séquence de la vente aux enchères —spécialité hitchcockienne, notamment dans La Mort aux trousses (1959)— où, par opposition au morceau du tumulte citadin, où les mouvements et les cris attiraient la caméra ; l’agitation et la confusion naissent ici de la caméra même, se figeant sur les regards inquiets des personnages, scrutant la foule de l’assemblée et les silences, et dramatisant le suspense du dénouement de la vente aux enchères. Parfois comme un écho en prolepse à Rebecca (1940), notamment avec le poids du secret et la maison des Hillcrist, grand manoir aux fenêtres immenses et carrelées, The Skin Game fait d’un récit de rivalité entre propriétaires un drame social à mi-chemin entre le policier et le thriller psychologique.
A l’est de Shanghai (1931)
Si Junon et le paon et The Skin Game se rapprochent par leur traitement social du drame, À l’est de Shanghai (1931, Rich and Strange dans son titre original) et Numéro 17 (1932) composent un dyptique à part, convoquant une étrangeté étonnante, dans une liberté créative et narrative qui frôle parfois le fantastique. Bien que À l’est de Shanghai use du leitmotiv de l’héritage fortuit, à l’instar de Junon et le paon, le film dérive vers une comédie sentimentale teinté d’onirisme. Fred et Emily Hill, un jeune couple londonien dont le quotidien s’alourdit de monotonie, hérite d’une fortune leur permettant de vivre et expérimenter le voyage jusqu’à la fin de leurs jours. Durant leur croisière, Fred et Emily voyagent au gré de leur désir, et chacun, de son côté, succombe à la tentation de l’adultère.

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Avec À l’est de Shanghai, Hitchcock revisite la comédie de moeurs burlesque en instaurant une atmosphère d’évasion et de rêve pour illustrer la dérive conjugale. À la manière d’un conte merveilleux —initié par la lettre annonçant l’héritage—, le voyage s’instaure progressivement à travers les étapes précédant l’embarquement sur le paquebot, par un jeu de récit en cascade avec les intertitres : « Pour aller à Paris, il faut traverser la Manche » / « Pour aller aux Folies Bergères, il faut traverser Paris » / « Et pour aller dans sa chambre, il faut traverser la réception de l’hôtel ». À l’est de Shanghai convoque alors une tonalité chimérique en entremêlant le burlesque, avec la mise en abyme des intertitres propres au cinéma muet, et le conte de fées, avec cette illustration ludique du prélude au voyage. La comédie, teintée de rêverie, se distille sur le bateau, notamment avec le mal de mer dont souffre Fred : cloué au lit, la cabine secouée par les turbulences, le majordome tente de lui présenter le menu du jour, mais les mots tanguent et s’échappent, littéralement, du papier, comme dans un jeu littéraire surréaliste. En parallèle, sa femme fait connaissance avec un autre homme, et s’amuse à se dessiner à ses côtés sur une photo qu’il lui présente. Les images et les mots se superposent au gré des flots, comme dans une symphonie d’art polyphonique, où chaque parcelle de l’étoffe narrative et chaque fragment de sensorialité peut être interchangeable. Une scène rend particulièrement hommage à cette démarche cinématographique dans À l’est de Shanghai : Fred s’évertue à prendre en photo sa compagne, mais les remous font sans cesse vaciller le cadre, qui tremblote à mesure que le photographe éprouve le mal de mer. Le plan finit alors par s’ébranler derrière une vitre, des tâches de lumières occultant le portrait de Emily, dont l’image se trouble encore et encore. À l’est de Shanghai se déploie tel un rêve ininterrompu, où le libre arbitre se confond avec le désir, la tempête avec le calme plat, comme dans un carnaval fantasmagorique.
Numéro 17 (1932)
Le rêve traverse également Numéro 17, réalisé en 1932, malgré sa facture de polar. Une nuit, un passant, intrigué par une lumière, s’introduit dans une maison abandonnée. Il fait alors la rencontre inopinée d’un vagabond facétieux qui trébuche et dégringole les escaliers. En remontant les marches avec lui, ils découvrent un cadavre. Alors qu’ils sont occupés à enquêter sur son identité, ils font la rencontre plus inopinée encore d’une jeune femme qui chute devant eux à travers le toit. Le trio se met alors à errer dans la maison à la lueur d’une bougie, le cadavre disparaît, deux hommes et une fausse « sourde-muette » frappent à la porte…

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Dans l’unité de l’espace-temps de cette maison nocturne abandonnée, le mystère se diffuse et grandit, plongeant dans une confusion identitaire : qui est le protagoniste ? Qui a tué le cadavre disparu ? Qui est cette jeune femme passée à travers le toit ? Et ce groupe de malfaiteurs dont la jeune femme muette entend et parle en réalité parfaitement bien ? Le maître du suspense s’amuse avec un décor labyrinthique et ses méandres : l’obscurité soudaine ; les ombres expressionnistes menaçantes hantant les murs à la lueur d’une bougie ; les toiles d’araignée ; les voix à l’origine incertaine ; le dépôt ferroviaire jouxtant la maison, dont le chuintement des rails convoque l’étrange impression que la maison est une gare imaginaire…Numéro 17 transpose le film policier dans le huis clos d’une enquête mystérieuse et farcesque, dans un espace à l’architecture onirique : ici, le mouvement, qu’il soit géographique ou narratif, est sans issue. Les personnages, sans cesse en fuite ou en quête, évoluent dans un espace dont les contours se dissolvent, comme pris au piège d’un cauchemar sans fin.
Junon et le paon, The Skin Game, À l’est de Shanghai et Numéro 17 parachèvent l’hommage aux « origines du maître du suspense », en ce qu’ils illustrent les origines du labyrinthe hitchockien : au cœur du jeu avec le théâtre social, le cinéma muet et le burlesque, Alfred Hitchcock sculpte, dès ses premiers films, ses motifs des identités troubles et ambiguës, du secret et du chantage, des faux-semblants, de la peur et du vertige.
Coffret collector limité
Disponible en coffret 7 Blu-ray
Étui rigide + digipack + livret 64 pages
Nouvelles restaurations
Versions originales sous-titrées français
LES 10 FILMS
DISQUE 1
LE MASQUE DE CUIR (1927 – N&B – 106 mn – Muet avec accompagnement musical)
LAQUELLE DES TROIS ? (1928 – N&B – 112 mn – Muet avec 2 accompagnements musicaux)
DISQUE 2
À L’AMÉRICAINE (1928 – N&B – 105 mn – Muet avec 2 accompagnements musicaux)
THE MANXMAN (1929 – N&B – 100 mn – Muet avec 3 accompagnements musicaux)
DISQUE 3
CHANTAGE – Nouvelles Restaurations 4K
VERSION MUETTE (1929 – N&B – 77 mn – Muet avec 2 accompagnements musicaux) VERSION PARLANTE (1929 – N&B – 86 mn – VOSTF)
DISQUE 4
MEURTRE (1930 – N&B – 102 mn – VOSTF)
DISQUE 5
JUNON ET LE PAON – Nouvelle Restauration 4K (1930 – N&B – 95 mn – VOSTF)
THE SKIN GAME (1931 – N&B – 82 mn – VOSTF)
DISQUE 6
À L’EST DE SHANGHAI – Nouvelle Restauration 4K (1931 – N&B – 83 mn – VOSTF)
NUMÉRO 17 – Nouvelle Restauration 4K (1932 – N&B – 64 mn – VOSTF)
UN DOCUMENTAIRE INÉDIT
BECOMING HITCHCOCK (2024 – Couleurs et N&B – 72 mn)
Un film écrit et réalisé par Laurent Bouzereau
Ce documentaire inédit de 72 minutes, réalisé par le cinéaste primé Laurent Bouzereau (Faye, Music by John Williams, Five Came Back) et raconté par l’historien, critique et réalisateur Elvis Mitchell, retrace l’évolution du style et de la « patte » d’Alfred Hitchcock à travers le tournage d’un de ses films phares, Chantage (1929).
LES SUPPLÉMENTS
PLUS DE 3 HEURES 30 D’ENTRETIENS EXCLUSIFS
DISQUES 1 À 7 : PLUS DE 3 HEURES 30 D’ENTRETIENS • « CHANTAGE » : ESSAI D’ANNY ONDRA • « MEURTRE » : FIN ALTERNATIVE • « MARY » : VERSION ALLEMANDE DU FILM « MEURTRE » (1931 – N&B – 82 mn – VOSTF) • 10 ENTRETIENS HITCHCOCK/TRUFFAUT • GALERIES PHOTOS • BANDE-ANNONCE DE LA RÉTROSPECTIVE
UN LIVRET DE 64 PAGES
Entrecoupé de photos et dossiers de presse d’époque, Hitchcock en 10 films décrypte cette période charnière passée chez British International Pictures, avant d’explorer le processus de restauration de ses cinq longs-métrages muets.
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7 BD • MASTERS HAUTE DÉFINITION • 1080/24p • ENCODAGE AVC
Intertitres Anglais avec accompagnement musical DTS-HD MA 2.0 / Version Originale DTS-HD MA 1.0 • Sous-Titres Français • Formats 1.33 et 1.20 respectés • Noir & Blanc • Durée Totale des Films : 1 012 mn
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