« Mais dans quelle époque, dans quel monde vivons-nous ?! »
C’est peu ou prou, et ce n’est pas rien, le postulat de départ, l’interrogation lancinante de Heureux comme Lazzaro d’Alice Rohrwacher, récompensé du prix du scénario au dernier Festival de Cannes. Dans sa note d’intention Alice Rohrwacher nous explique : « Heureux comme Lazaro est l’histoire d’une élévation à la sainteté, sans miracles, ni pouvoirs, ni même super pouvoirs et surtout sans aucuns effets spéciaux. Simplement par le fait d’être au monde, en ayant foi envers les êtres humains et sans jamais penser à mal. Le film évoque la bonté comme concept et règle de vie. C’est à la fois un manifeste politique, un conte de fées, une chanson dans l’Italie des cinquante dernières années. »
Il est rare qu’un tel projet sur le papier soit en adéquation avec ce que les images, le récit soit en mesure de raconter sauf à l’empeser de symboliques lourdes, démonstratives. En adoptant le parti pris de la parabole Alice Rohrwacher parvient pourtant à livrer une œuvre cinématographique aérienne, épurée, artisanale sur laquelle soufflent une grâce et une poésie absolues sans se départir de ce regard ontologique sur les êtres et les paysages, pour aborder la « vilénie » de notre monde contemporain. Heureux comme Lazzaro est donc avant tout une œuvre rare de simplicité et une merveille de sincérité.
Rat des villes, rat des champs
Le film s’ouvre sur un hameau de paysans qui vit à l’Inviolata, sans que la caméra ne s’attarde sur Lazzaro, ce jeune paysan naïf, serviable, véritable révélation de Heureux comme Lazzaro. C’est sur ce hameau demeuré à l’écart du monde que règne la marquise Alfonsina de Luna. Le choix de la pellicule, la captation de la lumière blafarde, les travaux des champs empêchent de situer exactement dans quelle époque se situe l’action mais la vie de ces paysans analphabètes n’est guère loin de celle des métayers du Moyen-Age. Lazzaro s’occupe de sa grand-mère mais aussi de rendre service à quiconque le lui demande. Personnage de peu d’importance mais pour qui tout a importance et en premier lieu le bonheur de tous. Aussi, si Lazzaro se lie d’amitié avec Tancredi, le fils de la marquise, ce n’est pas par nécessité mais parce que Lazzaro est en état d’heureuse disponibilité. Figure de la fidélité il n’en a que la bonté première, immédiate, sans malice, attente ni sacrifice donc. C’est ce principe de fidélité, tel le loup omniprésent dans la campagne et qui l’accompagne, qui l’amène à traverser les montagnes puis le temps jusqu’à mener Lazzaro à Tancredi, au monde moderne, celui de la ville, vingt ans plus tard.
C’est avec une précision de géomètre que s’achève cette première partie du film où Alice Rohrwacher déploie un véritable talent pour embrasser la variété des paysages avec des prises de vues aériennes vertigineuses et pour immerger le spectateur dans un monde rural qui, s’il ne fait pas envie, respire l’harmonie entre les êtres et la nature, les travaux et le silence. Bien qu’Alice Rohrwacher se défende de toute nostalgie, Heureux comme Lazzaro en est pourtant totalement empreint comme il est empreinté de Fellini, de Taviani et de Pasolini. Ici le cocasse des dialogues, là le rugueux et l’aride de la terre, enfin que sont devenus les déshérités d’hier jetés aux abords de la ville, cet espace où ne poussent que mauvaises herbes fauchées par la crasse et le crissement du pneu des voitures ?
Le pauvre Lazare
Conte médiéval et moderne entre villes et campagnes, hier et aujourd’hui, fable italienne et universelle dans laquelle se glissent de nouveaux pauvres, comme il y a de nouveaux riches, Heureux comme Lazzaro demeure néanmoins une véritable parabole sur le bonheur d’être et la bonté qui n’est pas sans rappeler la parabole de Lazare. Lazare c’est ce pauvre couché sur le paillasson devant la table du riche, qui attend que des miettes tombent de sa table pour se nourrir. Lazare vit au propre comme au figuré comme un chien. Une fois mort, alors que le riche vit dans les enfers de sa solitude, Lazare se trouve lui en compagnie des anges. Le riche bien amer de son sort plaide sa cause auprès de Dieu pour qu’il prévienne ses semblables afin qu’ils ne soient pas condamnés à un tel destin, celui de la solitude absolue. La réponse de Dieu est implacable : quelqu’un pourra bien revenir d’entre les morts pour leur dire, ils ne le croiront pas et le briseront. La réponse d’Alice Rohrwacher n’en est pas moins implacable, et c’est en ce sens que Heureux comme Lazzaro est autant une œuvre poétique que politique, mais à ceci près qu’elle laisse à chacun le soin de voir et d’entendre le conte et le chant du loup de milles façons. Lazzaro est-il parmi nous ?
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