Comment filmer la danse ? Difficile, au cinéma, de faire se rejoindre danseurs et spectateurs, tant l’écran fait parfois barrage aux émotions en aplatissant le mouvement et en instaurant une barrière entre la scène et ceux qui la regardent. C’est à une toute autre expérience que nous convie la documentariste Alla Kovgan, qui donne à voir le travail de l’immense Merce Cunningham, tout en plaçant le spectateur au cœur du processus créatif et du dispositif chorégraphique. Alternant images d’archives, chorégraphies, dessins, interviews, ce film en 3D raconte une aventure collective incroyable et brosse le portrait d’un danseur visionnaire, monstre d’exigence et inventeur de génie.

Copyright Camino Filmverleih

Le documentaire rend compte d’un parcours artistique original, retraçant les chorégraphies créées entre 1942 et 1972 par Merce Cunningham et ses collaborations avec d’immenses artistes comme John Cage, Robert Rauschenberg ou Andy Warhol. Le film montre la compagnie fondée par Cunningham à différents moments de son existence, sans faire l’impasse sur l’incompréhension du public ou sur les tensions qui ont pu ébranler la troupe – on pense en particulier au travail au chronomètre imposé par le chorégraphe à ses danseurs. La difficile réception des créations de Cunningham s’explique par leur dimension proprement révolutionnaire. A l’origine, le chorégraphe dit avoir souhaité combiner la richesse de la danse classique – qui se focalise traditionnellement sur les jeux de jambe – et de la danse moderne, pour étendre la variété des mouvements. Envisageant la danse comme une école du risque, du hasard, Cunningham a tenté d’instiller une forme d’aléatoire au sein de ses créations. Ce principe est au cœur de ses pratiques expérimentales – on pense notamment à celle qui consiste à se libérer de la musique en assemblant danse et musique pour la première fois lors de la création.

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Alla Kovgan ne fait pas de Merce Cunningham une icône mais fait percevoir son énergie vitale, son hyperactivité, son imagination débordante. Au détour d’une interview avec le médecin du danseur, on apprend que Cunningham consacrait son petit-déjeuner à apprendre le russe et le tricot. La documentariste parvient à restituer avec brio le bouillonnement créatif à l’œuvre au sein de la compagnie à travers le rythme qu’elle confère à son film, et à travers des choix visuels et formels audacieux. Divisant l’image en plusieurs cases, elle y insère souvent des vignettes, et incruste sur le fond de l’écran des gribouillages, des notes, des brouillons, des schémas issus des carnets de Cunningham, à la manière d’un cartoon, comme pour rendre la notion de work in progress propre à l’œuvre du danseur. Elle fait aussi défiler des rushes et des diapos à un rythme soutenu, de manière à suggérer la fièvre créative de Cunningham et la vaste palette de ses expérimentations. A travers l’usage de très gros plans ou d’étourdissants mouvements de caméra, à travers le redoublement des images présentées en miroir ou par séries, la documentariste réussit à transmettre la vivacité de la danse par une forme d’immersion du spectateur dans un tourbillon d’images.

 Surtout, Alla Kovgan choisit de représenter les chorégraphies de Merce Cunningham dans des reconstitutions étonnantes et des décors inattendus, permettant ainsi de les découvrir sous un nouveau jour. Alternant des espaces clos – une passerelle en verre, un couloir de métro – et des lieux ouverts – le toit d’un gratte-ciel, une clairière dans les bois –, la réalisatrice met en valeur la singularité de chaque création. L’utilisation de la steadycam et de la 3D contribuent aussi grandement à l’émerveillement du spectateur, qui croirait déambuler au milieu de la scène, s’immisçant entre les danseurs. La reconstitution de Summerspace (1958) dans les décors et les costumes pointillistes conçus par Robert Rauschenberg est d’une beauté stupéfiante et met en lumière la fluidité des gestes des danseurs, tout en jouant sur l’illusion que les corps se détachent à peine d’un décor irréel. Difficile de comprendre l’accueil perplexe du public de l’époque.

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On touche peut-être là à l’aspect le plus émouvant du film, celui qui consiste à rappeler, par-delà la beauté renversante des créations imaginées par Cunningham, le rejet du public et plus généralement l’incertitude liée à la carrière de danseur. Ceux-ci témoignent de l’ingratitude de leur engagement au sein de la compagnie, évoquant la difficulté des tournées en mini van Volkswagen et la rareté des représentations – seuls moments gratifiants avant de retourner à un métier normal. Le chorégraphe lui-même ne se leurre pas, conscient que le corps est un instrument qui se détériore depuis la naissance. Quant à faire de la danse le plus grand des arts, Cunningham n’y croit pas non plus, ajoutant qu’elle exige trop de sueur et trop de travail. Comment comprendre alors un tel sacerdoce de la part des danseurs et de leur chorégraphe ? Cunningham nous suggère une piste : « Une croyance inébranlable dans la surprise de l’instant ».

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