Chers Camarades ! : Illusions perdues

À l’instar d’autres illustres octogénaires tels que Woody Allen et Clint Eastwood, Andreï Konchalovsky fait preuve, à quatre-vingt-quatre ans, d’une vitalité et d’une énergie confondantes. Quelques mois à peine après la sortie de son déjà très remarqué Michel Ange, il s’illustre, avec Chers Camarades !, dans une autre reconstitution historique, récompensée du prix spécial du jury à la Mostra de Venise. Mais ce dernier opus du cinéaste se rapproche davantage de Paradis, réalisé en 2016, que des fragments de vie du célèbre peintre italien. Les deux films partagent un même noir et blanc d’une grande élégance, et se concentrent sur un événement du vingtième siècle – la Seconde Guerre Mondiale pour le premier, et la répression du régime soviétique durant les années soixante pour celui-ci. Konchalovsky revient donc sur sa terre natale, et sur l’époque où il a commencé sa carrière de réalisateur. La motivation de ce retour temporel réside dans sa volonté de raconter une tragédie qui lui était inconnue à l’époque, comme elle l’était pour l’ensemble des citoyens de l’URSS : le massacre de Novotcherkassk, du nom de cette petite ville du sud de la Russie, où la répression sanglante contre une grève d’ouvriers fit vingt-six morts et près d’une centaine de blessés. C’est ce triste épisode, tenu secret jusque dans les années quatre-vingt-dix, après la chute de l’Union Soviétique, qui est raconté ici à travers le parcours de Lioudmila, employée du conseil municipal et fervente supportrice du régime, qui se met à douter de ses convictions lorsque sa fille, qui a rejoint la grève, disparaît au moment de la manifestation.

©Potemkine Films

La musique triomphante du générique, qui laisse présager une situation euphorique, n’est qu’un leurre car les premières images dévoilent un réveil difficile et sans joie entre deux amants dépourvus de tendresse. Ce commencement annonce le thème du film – le désenchantement de son héroïne qui doit faire le deuil de ses rêves – et sa méthode – un art du contre-pied et de la juxtaposition ironique. Si elle est un peu lente à se mettre à en place, la mécanique du récit dévoile peu à peu les paradoxes et les hypocrisies du système politique de l’URSS. Elle s’arrête sur les différents maillons de la chaîne décisionnaire – du conseil municipal au comité gouvernemental en passant par le KGB et l’armée – afin de démontrer l’absurdité d’une administration dont l’énergie est tout entière consacrée à la préservation des apparences. Tel un vieux maître rusé et expérimenté, Konchalovsky s’amuse de ces aberrations et distille quelques touches d’un humour mordant : « Une grève dans notre société socialiste ! Comment est-ce possible ? » s’alarme un haut responsable. Sûre de sa puissance d’évocation et parfaitement maîtrisée, la mise en scène participe au même mouvement. Grâce à une série de contrastes et d’oppositions, elle déconstruit le mythe et la propagande d’un régime qui affiche la défense de son peuple en étendard mais qui ne cherche, à l’évidence, qu’à le réduire au silence. Elle fait ainsi s’entrechoquer des plans qui se contredisent pour mieux révéler le fossé qui se creuse entre l’idéal et la réalité, comme on peut le voir au moment de la manifestation : la douceur d’une chienne qui nourrit les siens, image rêvée d’un pays prospère, contemplée au hasard par Lioudmila, cède le pas au dévoiement d’un gouvernement qui élimine les citoyens dont il est censé assurer le bien-être. La réalisation oppose également le son et l’image lors de cette scène où la joyeuse chanson diffusée par la radio d’Etat couvre les cris de panique des manifestants, comme pour mieux montrer le processus de dissimulation orchestré par les plus hautes sphères.

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Lioudmila, le personnage principal auquel le récit reste arrimé, cristallise toutes les contradictions de son pays. Elle vante l’égalitarisme de ce modèle social tout en profitant de ses privilèges qui lui dispensent de faire la queue à l’épicerie, elle révèle à son amant ses doutes sur le bien-fondé d’une hausse des prix avant de faire taire tous ceux qui confient leurs craintes d’une famine, et elle réclame la peine capitale pour les manifestants avant de se rétracter, lorsqu’elle apprend que sa fille fait partie des grévistes. Le massacre, représenté au centre du récit, amorce un virage mélodramatique, l’empathie et la nuance du regard se substituant à la distance ironique, scrutant alors les réactions des habitants de la petite ville : la voisine apeurée qui cache son fils blessé, les membres du KGB et de l’armée qui se résignent à leurs tâches, malgré leur désaccord. La foi inébranlable de l’héroïne commence alors à se fissurer devant les errements et les réactions meurtrières du régime qu’elle chérissait. Constatant la panique des hauts responsables qui fuient pour ne pas affronter la colère de leur peuple et la lâcheté des instances dirigeantes qui font discrètement appel à des snipers pour faire taire la révolte, le regard de Lioudmila traduit la confusion et les prémices de sa désillusion. La suite du film se révèle bouleversante car elle nous montre la destinée d’une femme qui risque de tout perdre : sa famille mais également son idéal, sa raison d’être : « À quoi peut-on croire si nous n’avons plus le communisme ? » lance-t-elle, désespérée.

C’est en effet dans sa capacité à décrire le crépuscule d’une utopie, celle d’une idéologie politique, que Chers Camardes ! se révèle le plus émouvant. Pour cela, il s’installe dans le cadre d’une famille atypique constituée du grand-père, de sa fille et de sa petite-fille. Cet ancrage nous confronte au choc des générations qui traverse l’URSS du début des années soixante, entre la mère qui regrette l’époque du stalinisme, celle de la prétendue gloire de son pays, le grand-père, épuisé par tant de difficultés, qui attend sa fin davantage que celle de sa patrie, et la jeune fille, qui incarne l’espoir d’un renouveau démocratique de la nation. Or, c’est ici que se loge toute la subtilité du récit qui nous permet de comprendre que, malgré leurs différences d’opinions, ces personnages sont les mêmes victimes d’un système qui les oppresse. Le format 1/33 du film, très resserré, et la fixité presque constante du cadre, traduit cette sensation d’incarcération qui les habite. Leur petite ville apparaît alors comme le microcosme de ce pays que l’on ne parvient pas à quitter et qui formate ses habitants. Les membres de la famille partagent en réalité une même nostalgie, celle d’un idéal perdu. Celle-ci prend la forme d’une vieille rengaine – celle qui donne son titre au film, Chers Camarades ! – que s’obstine à chanter Lioudmila à partir du moment où ses convictions s’effondrent, signe que cette promesse perdue continue de l’obséder, comme elle continue à hanter les autres personnages.

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Outre ces qualités, cette œuvre a également une valeur historiographique lorsqu’elle se concentre sur la manière dont cet événement sanglant de l’histoire soviétique a été immédiatement effacé par le pouvoir en place – sitôt la répression terminée, les autorités barricadèrent la ville et organisèrent un grand bal afin de faire oublier le bain de sang qui venait d’avoir lieu. Elle résonne avec notre temps à l’heure où la Russie – et d’autres pays avec elle – tente de réécrire son Histoire et de passer sous silence les événements qui contredisent son « récit national ». Elle est un manifeste contre l’oubli et contre toutes les tentatives de réinvention historique par les Etats du monde. Elle s’apparente alors à ces chaussures perdues, qui résistent au nettoyage du massacre, et sur lesquelles s’arrête la caméra, seules survivantes d’un crime que l’on est en train de faire disparaître. Si le récit est tragique, il est toutefois traversé par un souffle humaniste qui laisse entrevoir quelques signes d’espoir. A l’image du splendide noir et blanc qui l’enveloppe : la noirceur persistante n’empêche jamais la lumière de venir irradier le cadre.

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