L’Eden s’ouvre sur un prologue d’une très grande rigueur formelle, entre stylisation et approche documentaire, qui s’apparente à un cauchemar au cœur des ténèbres. Deux adolescents livrés à eux-mêmes, El Momo et Eliu, sous drogues et alcools, s’apprêtent à commettre un meurtre. L’atmosphère funèbre et pesante est servie par un montage redéfinissant une temporalité insaisissable, entre ellipses et durée des plans, faisant presque basculer le film dans un espace quasi surnaturel, proche d’un fantastique indicible, lié à un léger décalage. Le film ne montre pas les deux jeunes hommes commettre le crime, suggéré en contrechamp par un plan horrifique dans un tunnel convoquant le cinéma de genre. Le cinéaste s’attarde sur l’après, le cadavre gisant à côté de El Momo et Eliu, observant calmement leur acte insensé. Ils ne laissent transparaitre aucun affect, aucune émotion. La séquence, d’une terrifiante âpreté, fait froid dans le dos, début du long calvaire qu’ils vont traverser dans un film au titre équivoque, sinon ironique.
L’Eden promis n’est pas ce havre de paix attendu, ce lieu de reconstruction mais un centre de réinsertion aux méthodes musclées – c’est un euphémisme – situé en pleine forêt équatoriale, échappant à plus d’une reprise au prisme du réel. Les adolescents survivent dans un endroit hostile, champ d’expérimentation dirigé par un cerveau aussi déséquilibré que curieusement sincère, animé par une volonté de bien faire, Alvaro, épuisant les adolescents physiquement et psychologiquement. Ils sont amenés à réaliser des travaux forcés, exploitant les limites de leurs capacités corporelles, qui alternent avec des exercices thérapeutiques douteux, proche de certaines pratiques mystiques et/ou sectaires. Avec une grande économie de moyens, privilégiant les plans fixes et les dialogues réduits à leur plus simple expression, le premier long métrage d’Andrés Ramírez Pulido, après un court remarqué à Cannes en 2017, Damiana, jette un trouble dans cet univers violent, à la fois insoutenable et protecteur, à travers la figure ambivalente du chef des lieux, mi tortionnaire mi éducateur, qui semble être investi d’une mission absurde, sauver ces jeunes d’eux-mêmes, les remettre dans le droit chemin pour qu’ils ne finissent pas comme lui. C’est l’aspect le plus passionnant du film, cette suite d’entraînements qui culmine lors d’une scène impressionnante où Alvaro, dans une logique insensée, se confronte à sa propre impuissance et ses pulsions de mort. D’autant que ce personnage fort est incarné par un comédien exceptionnel, au jeu physique et habité, Miguel Viera, aperçu dans Les Oiseaux de passage.
Cependant, ce désir d’abstraction, de contourner à la fois le réel sans pour autant s’emparer frontalement de la fiction, marque aussi les limites d’un film trop théorique pour captiver, nous laissant souvent à distance des personnages, pris dans une spirale de violence endémique. La relative échappée d’air qui boucle L’Eden, tentative de s’extraire du dolorisme qui contamine le récit, parait quelque peu artificielle, trop désincarnée pour convaincre, rédemption possible qui n’évite pas un côté élégiaque surfait. Ces faiblesses narratives sont heureusement compensées par la mise en scène inventive, attentive au cadre et à la lumière, créant un climat oppressant et insolite. Andres Ramírez Pulido parvient à nous faire ressentir toute la brutalité et la sauvagerie des rapports humains par sa manière de filmer les corps, prisonniers d’un décor naturel asphyxiant. La qualité de la texture sonore, discrètement renforcée par une envoutante musique électronique, participe à la réussite d’un film inconfortable.
L’Eden, allégorie puissante d’un système étatique colombien qui déshumanise les individus, reste une œuvre fascinante, qui prouve la bonne santé du cinéma colombien après El Varon et bientôt Los reyes del mundo, cartographie lucide mais stimulante de la jeunesse en perdition dans un contexte politique et social marqué par l’abandon et les inégalités.
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