« Je sentais que je n’appartenais pas à ce monde, je fantasmais que je volais, qu’un jour j’allais disparaître et me transformer en pluie. Mais le temps a passé, j’ai réalisé que je ne pouvais pas m’échapper. »
Cette citation poétique, rédigée par la réalisatrice, qui ouvre le film, annonce sa thématique : la difficile émancipation des femmes, du Mexique et d’ailleurs, dans une société patriarcale. La mise en scène se charge immédiatement de donner corps à ce propos : des oiseaux qui s’envolent mais qui restent emprisonnés par les barbelés du premier plan, les surcadrages qui oppressent Maria, la première héroïne, et ce plan d’ensemble saturé de lignes qui ne lui laisse qu’une toute petite parcelle du cadre pour y exister. Par cet enchaînement d’images silencieuses et soigneusement composées se dévoile donc l’enjeu de Nudo Mixteco : la quête d’un espace où les femmes puissent vivre librement, où elles puissent affirmer leur identité, débarrassées des mécanismes machistes qui les oppressent.
Pour mener à bien ce programme politique ô combien d’actualité, Angeles Cruz déploie une structure narrative subtile, constituée de trois histoires successives qui se font écho, s’entrecroisant par instants. Car ces trois épisodes, qui sont autant de variations sur un même sujet, prennent place dans un même lieu – le village de San Mateo, situé dans la région de Oaxaca, terre d’origine de la cinéaste – et dans une même temporalité – une journée. Le premier segment suit le retour de Maria pour l’enterrement de sa mère, où elle doit à nouveau se confronter à l’hostilité de sa famille, incapable d’accepter son homosexualité. Le deuxième se concentre sur Chabela qui, alors qu’elle a refait sa vie avec un autre homme, doit faire face au retour de son mari, bien décidé à reprendre ce qu’il considère être son dû. Enfin, la dernière partie dénonce l’impunité et l’omerta qui règnent autour de la pédophilie et des violences sexuelles dans le cercle familial à travers le destin de Tona et de sa fille.
Ces trois retours dans l’espace mais surtout dans le temps ravivent le souvenir de traumatismes irrésolus, profondément ancrés chez ces trois personnages et qui continuent à les faire souffrir. L’écriture en trois actes prend alors tout son sens puisqu’elle montre que, sous des destins différents et à priori sans lien, se cachent les mêmes procédés de domination intériorisés et répétés. L’addition de ces récits singuliers et personnels permet de faire ressortir les modes de pensée qui régissent la société et qui contribuent à son caractère inégalitaire.
En fine observatrice des maux qui gangrènent son pays la réalisatrice prend soin de ne jamais sombrer dans la facilité d’une narration schématique, construite à partir d’une opposition entre les deux sexes. Les hommes ne sont pas représentés comme des antagonistes vierges de toute intériorité mais davantage comme des êtres enfermés dans le rôle qu’ils se sont fixés, prisonniers de l’étroitesse de leur système de pensée et aveuglés par leur ignorance. Leur portrait s’affine et se fait plus optimiste au fur et à mesure de la narration, traçant ainsi une évolution de la masculinité, qui va de l’intolérance du patriarche à la bêtise du mari déchu qui tourne mal, avant de s’ouvrir aux efforts de compréhension de l’amant. De la même manière, le trajet du film dessine peu à peu une progression du droit des femmes : l’impasse d’une situation sclérosée et le drame conjugal cèdent le pas à un futur plus radieux. Car cette division en trois chapitres distincts ne signifie pas pour autant qu’ils sont interchangeables. La force du scénario réside justement dans l’éclairage qu’il apporte au fil de son avancée, dans sa dénonciation graduelle d’une réalité sociale insupportable et dans la lumière qu’il laisse en guise de conclusion. Nudo Mixteco prend son temps, s’évertue à démêler patiemment les différents nœuds machistes qui empoisonnent le Mexique, afin de proposer des solutions et tracer des perspectives d’avenir.
L’écriture repose également sur une série d’allers-retours entre la ville et la campagne qui ne sont finalement que les deux faces d’une même pièce. Ici comme là-bas, les schémas se reproduisent et les entraves à la liberté féminine se retrouvent presque à l’identique. Mais Angeles Cruz a décidé d’implanter l’action de son premier long-métrage dans ce village de San Mateo qu’elle connaît bien puisqu’elle y possède ses propres racines. L’ancrage documentaire qui en résulte accompagne en tous points le discours politique produit par le scénario. On y découvre un monde presque autonome et doté de sa propre gouvernance qui prend la forme d’une démocratie participative. On se réunit sur la grande place pour discuter et chercher des solutions aux problèmes portés à l’ordre du jour. Mais ces conversations publiques restent encore insuffisantes pour effacer les silences lourds de conséquences qui règnent sur les foyers et qui menacent la communauté. Les différents rituels participant au bon fonctionnement de cette dernière, tels que les repas, la fête patronale, ou l’assemblée communautaire, sont enregistrés par une caméra à l’épaule qui accentue encore davantage le réalisme de son ensemble, puisqu’on y perçoit la source et le théâtre quotidien de la fiction qui apparaît sous nos yeux. En terrain connu, la cinéaste met à profit sa connaissance des paysages qui entourent sa commune, notamment lors du premier récit où les paysages nocturnes et escarpés entrent en résonance avec la trajectoire émotionnelle de son héroïne, alors confrontée à une situation sans issue. Cette empreinte du réel se retrouve également au niveau du rythme qui ne recherche pas l’efficacité mais qui laisse aux situations le temps de se décanter, offrant ainsi un aperçu de leur complexité.
Loin de la tentation de la fulgurance ou du sensationnel, la griffe d’Angela Cruz se caractérise fondamentalement par une qualité bien trop rare : la délicatesse. Sans faire de bruit et sans recourir à de grands effets, elle construit son édifice avec patience et intelligence. Le résultat final est une œuvre empreinte de justesse, à la fois politique et sensible.
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