À la sortie de ses formidables Bruits de Recife Kleber Mendonça Filho aimait définir son film comme un soap opéra filmé par John Carpenter. Avec son premier long-métrage sa compatriote Anita Rocha da Silveira tend à continuer à filer la métaphore pour mieux imposer un sillage qui lui est propre. Si l’on retrouve dans Mate-Me por Favor une attention identique sur les classes moyennes Brésiliennes, il s’agit cette fois exclusivement de jeunes protagonistes et l’action se situe non plus dans la région de Recife mais à Barra da Tijuca, un quartier de Rio de Janeiro.
Une vague de meurtres frappe les environs et vont tourmenter le quotidien d’adolescents esseulés. Plus particulièrement celui de Bia, 15 ans qui habite aux côtés de son frère João à proximité d’un terrain vague sur lequel sont retrouvés des corps lacérés et démembrés de filles du même âge qu’elle…Pas incroyablement original présenté de la sorte, reste qu’une tentative de résumé semble vouée à ne donner qu’une idée très incomplète d’un résultat aussi déroutant que profondément beau, à condition cependant d’accepter de s’y abandonner. Cette intrigue on ne peut plus concrète s’exprime telle une toile de fond incertaine visant à faire ressortir les angoisses, les fantasmes, les obsessions, les désirs de ses protagonistes pour mieux les sublimer au moyen d’une approche sensorielle et hypnotique.
L’extrême rigueur des cadrages et de leurs compositions – volonté palpable de relief dans l’image – met en exergue un souci du détail crucial dans un long-métrage revisitant régulièrement les mêmes décors. Un changement de valeur peut suffire à renverser la portée du plan qui a précédé de la même façon qu’une séquence en chasse une autre en n’hésitant pas à détourner l’attention et déformer les enjeux. Le sentiment de distance vis-à-vis des personnages qui peut exister un temps est cassé par plusieurs regards caméras de ces derniers résonnant comme une invitation à les rejoindre dans leur intimité et la notice pour appréhender la duplicité esthétique du film. En effet, Anita Rocha da Silveira se plaît à créer un dédale formel fondé sur de nombreuses dualités, parfois totalement paradoxales, au service d’un dessein lui, parfaitement cohérent. Ses choix effacent la frontière entre fantasmes et réalité pour traduire les aspirations discordantes d’une jeunesse livrée à elle-même – absence de figures adultes – que la cinéaste sonde en profondeur. Les imageries potentiellement contradictoires se cognent et se fondent les unes aux autres telles des projections désordonnées jaillissant dans l’esprit de Bia. Un imaginaire mouvant qui se nourrit du vécu, du quotidien, des expériences passées et présentes de cette héroïne. Ce rapport mental à l’image s’entrechoque à une chronique adolescente qui pourrait tout à fait provenir d’une banale telenovela si elle n’était pas empreinte d’une dimension satirique et surtout d’emprunts divers au cinéma de genre dont le spectre d’influence s’étendrait du Giallo à Wes Craven. Volonté similaire de feinter des stéréotypes afin de s’y soustraire : le danger incarné par le croquemitaine dans A Nightmare on Elm Street reflétait au-delà de l’angoisse première, un dysfonctionnement familial et social. Les coloris « rose bonbon » kitsch sont un trompe l’oeil cachant la noirceur du propos, l’enveloppe lumineuse dissimule une peur bien réelle, celle d’une mort qui peut subitement tout arrêter. L’esthétique pop rappelle l’oeuvre de Gregg Araki de The Doom Generation à Kaboom dans sa faculté à signifier le chaos derrière un nappage doux et sucré. Plastique elle aussi dupée lors de belles errances nocturnes délaissant les teintes criardes, au profit des ténèbres urbaines, basculant du réalisme à l’onirisme, des suspensions dans le temps brouillées par l’insécurité toujours tangible.
Il est fascinant d’observer la provenance des différents motifs graphiques dans la quotidienneté du récit avant de les voir ressurgir par strates et se propager aléatoirement. La découverte d’un corps ensanglanté précède des songes sanglants dont certains ne manqueront pas de rappeler cette mémorable image de la cascade dans Les Bruits de Récife. Ainsi que les couleurs « flashy », « acidulées » vues initialement dans un magasin de vêtements et lors de prêches new-age auxquels se rend Bia se répandent ensuite comme une trainée de poudre. L’insouciance du personnage est quelque peu trahie par ces refoulements inconscients. À la fois hors du temps et parfaitement situé dans son époque, Mate-Me por Favor, capte des émotions ambivalentes. Le vernis fluorescent matérialise un désir de vivre et d’expérimentation qui se voient décuplés à l’orée d’une atmosphère éminemment dangeureuse. La sexualité est omniprésente sans n’être jamais montrée frontalement, à la manière d’un jardin intime qu’il conviendrait de garder secret afin d’en préserver la passion. La récurrence des discours religieux pourrait éventuellement suggérer la thèse d’une oeuvre chaste ou puritaine si toutefois elle ne se heurtait pas à une représentation appuyée dont le volontaire mauvais gout racoleur prête plus à la dérision qu’au prosélytisme.
La religion se manifeste essentiellement comme l’un des rares repères dans un univers marqué par l’omniprésence d’un virtuel qui vampirise l’existence autant qu’il la façonne. La présence récurrente des nouvelles technologies dans le champ – smartphones, ordinateur,… – est recrachée à l’écran par l’incursion occasionnelle de codes hérités de ces médiums : diaporama photo, clip,…Moins des gimmicks ostentatoires que l’expression de rapports entrevus au cours de séquences faussement anodines : ce moment où un échange de textos entre Bia et son petit ami, situé à seulement un mètre l’un de l’autre, remplace une possible conversation réelle; ou quand un des personnages est sommé de confirmer sa venue à une fête sur l’évènement Facebook concerné alors qu’elle est justement en train de confirmer sa présence en direct. C’est encore plus criant lorsqu’on se penche sur João, qui constitue en quelque sorte l’incarnation humaine de ce rapport concomitant : Lancé derrière son écran d’ordinateur dans la poursuite obsessionnelle d’un amour dont on ne saura jamais vraiment la nature et s’il a eu une existence autre que virtuelle. Il paraît à la fois déconnecté de la réalité et paradoxalement presque le plus ancré dedans auprès ceux qui le côtoient. Ces peintures d’errances aux relents poétiques génèrent à la longue des sensations semblables à des cinémas formellement à l’extrême opposé, au hasard Somewhere de Sofia Coppola. Un premier essai qui brouille les pistes, nous plonge dans ses abimes sans s’y égarer lui-même pour susciter un trouble saisissant.
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