Mate-me for favor, premier long-métrage d’Anita Rocha da Silveira, défendu dans nos colonnes lors de sa sortie en 2017, révélait une cinéaste intrigante. Elle proposait un univers sous-influences, tantôt américaines (de John Carpenter à Wes Craven en passant par le teen-movie tendance Gregg Araki) ou européennes (le Giallo), en rupture avec les conventions formelles du cinéma brésilien « classique », bien qu’un certain Kleber Mendonça Filho ait auparavant fortement contribué à diversifier ses horizons et les hybrider. Son film interrogeait cependant des problématiques éminemment contemporaines et propres à son pays, telles que le poids croissant de la religion ou le retour en force des idées conservatrices au sein d’un Brésil pré-Bolsonaro. Œuvre graphiquement très maîtrisée, fuyant le réalisme social pour échafauder ses critiques par voies détournées et les inscrire au cœur de sa mise en scène : l’attente et la curiosité étaient fortes vis-à-vis de sa future deuxième réalisation. Quatre ans plus tard, elle dévoilait Medusa au Festival de Cannes 2021, à la Quinzaine des réalisateurs, section où elle avait présenté son court-métrage Les Morts-vivants (Os Mortos-Vivos) en 2012. Ce nouvel opus vient s’inscrire dans la continuité directe de son prédécesseur dont il reconduit et accentue les préoccupations, moins dans un exercice de redite qu’un dessein d’amplification et d’affirmation d’un projet de cinéma cohérent et ambitieux, séduisant, inquiet et lumineux. Une filiation renforcée par la reconduction à des postes clés des mêmes techniciens (directeur de la photographie, chef monteur) et dans le rôle principal Mari Oliveira, déjà au casting de Mate-me for favor. L’histoire se déroule aujourd’hui au Brésil où Mariana, 21 ans, vit dans un monde qui lui impose d’être une femme pieuse et parfaite. Pour résister à la tentation, elle s’attelle à contrôler tout et tout le monde. La nuit tombée, elle se réunit avec son gang de filles et, ensemble, cachées derrière des masques, elles chassent et lynchent celles qui ont dévié du droit chemin. Mais au sein du groupe, l’envie de crier devient chaque jour plus forte…

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Medusa s’ouvre sur le gros plan d’un œil et ses battements de cils, lesquels baignent dans une lumière mêlant rouge et vert sur un fond totalement noir. Esthétique Argentesque en diable (on note une obsession commune avec le cinéaste italien : le regard et ses démultiplications) couplée à une bande-son toute droit sortie d’un Carpenter. La caméra recule progressivement et dévoile une jeune femme. Des détails faussement insignifiants sont perceptibles (tels ces poils sous les aisselles, en opposition à une société lisse, superficielle et conservatrice où rien ne doit dépasser, que l’on va rapidement découvrir par la suite) tandis que se révèle une position inhabituelle, précédent une captivante transe (évoquant le décrié remake de Suspiria réalisé par Luca Guadagnino). Ce corps libre et insaisissable n’est pas celui de l’héroïne, ni même d’un quelconque personnage du récit. Le sujet devient objet dès que la réalisatrice le remet en perspective, il s’agit d’une vidéo regardée sur un téléphone par une autre jeune fille, bientôt en contrechamp, tranquillement assise dans le bus. Il fait nuit, elle marche seule dans la rue, des néons bleus prolongent l’atmosphère onirique esquissée au cours des premières secondes. La peur est palpable, là voilà pourchassée par un groupe exclusivement féminin l’invectivant soudainement. La violence surgit dans un écrin visuellement léché, insultes et laïus moralisateurs précèdent un lynchage sur la voie publique. Le mal est effectué sans retenue, au nom du bien, alors qu’une incohérence trahit ces prétendues redresseuses de torts : elles sont toutes masquées, comme incapables d’agir à visages découverts. La victime est ensuite filmée par un téléphone portable (écho direct à la scène précédente), obligée de faire acte de contrition pour sauver sa peau. Le collectif agit ici contre l’individu, la solidarité n’est plus. Le générique débute, cadre fixe, musique entraînante (Cities in Dust de Siouxsie and The Banshees), crédits vert fluo, les huit membres s’avancent, tombent peu à peu le masque. Tout sourire, un sentiment de joie les animent après un épisode foncièrement dérangeant, traduisant un goût du contraste et du contrepied. L’héroïne se retrouve au centre de l’écran, quand a lieu une coupure d’électricité. La réalité interrompt la bulle suspendue à l’intérieur de laquelle elle semble vivre. Un flash de photo trompe subrepticement l’obscurité, la peinture d’un motif de serpent sur un mur, renvoie au mythe de Medusa, tandis que le titre du film, s’affiche par dessus. Peu après, ces dessins sont clandestinement dissimulés par des affiches prosélytes (« ouvre les yeux et prie » peut-on lire), Mariana observe les colleurs avec ses jumelles, accessoire d’amplification du regard par excellence. En une introduction impressionnante de précision, la cinéaste dessine les contours d’un pays où chacun semble épier l’autre, prêt à sanctionner chaque écart de conduite (ou perçu comme tel). L’omniprésence du virtuel ne peut camoufler des inégalités réelles et des conditions de vies précaires. Le progrès technologique est utilisé à des fins réactionnaires, nouvelle arme de diffusion d’idées autrefois tabous, revenant en force dans l’arène politique sud-américaine.

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Anita Rocha da Silvera embrasse un référentiel marqué (tantôt explicite tantôt métaphorique) qu’elle confronte à des vieux mythes intemporels et la situation préoccupante du Brésil d’aujourd’hui, scrutée par le prisme de sa jeunesse. Elle reprend à son compte un code du teen-movie : les adultes sont quasiment absents de son récit. La chronique adolescente sur fond de violences n’est pas sans rappeler Twin Peaks, qui ne constitue pas le seul clin d’œil au travail de David Lynch, notamment lorsqu’elle cite plus ou moins ouvertement Mulholland Drive, dont elle revisite également la dimension labyrinthique. Elle invoque pêle-mêle des figures pour beaucoup déjà à l’honneur sur Mate-me for favor (Harmony Korine, Sofia Coppola, Gregg Araki) auxquelles se greffent de nouvelles, on pense, entre autres, à Roger Avary, au cours d’une séquence festive dans les bois, lorgnant du côté des Lois de l’attraction. Surtout, Medusa, comme son prédécesseur, se nourrit de divers courants et décennies du cinéma de genre, dont il tend à moderniser l’imagerie. La plus visible serait celle du Giallo qui imprègne de nombreux partis-pris esthétiques, mais aussi le choix de certains décors à l’instar cet hôpital à l’abandon aux airs de maison hantée ou encore les allusions aux fantômes, convoqués ici à une double finalité. D’une part, sur un mode concret en tant qu’objets d’épouvante en puissance, d’autre part, sous une forme plus allégorique via ces rappels d’une Histoire passée douloureuse en train de se répéter. La mise en scène atmosphérique se voit volontairement parasitée par des ruptures de style contribuant à la stimuler, la maintenir alerte. La cinéaste s’amuse à détourner des procédés en vogue dans l’horreur contemporaine, on pense par exemple à cette prise de photo au flash en plein cœur de la nuit. Cet instant censé être l’aboutissement d’une quête malsaine entreprise par l’héroïne, se traduit par l’évanouissement de cette dernière se retrouvant face à une « pécheresse » bien connue désormais défigurée. Un sursaut trompe l’onirisme dominant, tel une sorte de « jump scare » artisanal, brusquant de manière subliminale une même continuité graphique. Audace, s’il en est, ce pic de cruauté annoncée, engendre un début de prise de conscience, un fléchissement moral et une remise en question progressive de la conduite du protagoniste.

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Les héroïnes de Medusa ont pour repère exclusif, leur religion rigoureusement pratiquée, sans tordre à aucun des principes qui leur ont été inculqués. Il s’agit du socle de leur vie sociale et de leurs quotidiens. Fidèles de l’église évangélistes, Mariana et ses amis boivent les paroles du pasteur, véritable véritable maître à penser. Concerts religieux, organisation de « speed dating » au sein de la paroisse ou tutoriel vidéo afin de réaliser un Selfie chrétien, sont autant d’éléments de « soft power » auxquels elles apportent avec dévouement leur contribution. Ils illustrent la capacité de ce vivier conservateur à lisser son image afin de la rendre attractive, s’imprégner des tendances pour mieux les manipuler selon ses besoins. La cinéaste pousse l’immersion et fait sienne cette esthétique aux contours de propagande, feinte de ne pas l’interroger ou de la critiquer frontalement. Elle nous plonge sans retenue dans la réalité de son protagoniste, efface toute distance, se refuse à tout jugement à l’encontre des jeunes femmes qu’elle met en scène. En ce sens, elle s’adonne à un geste très Verhoevenien en poussant au maximum l’identification et en se calquant sur la perception du monde de celles qu’elle filme, pour mieux en révéler les tares et les vices, s’en remettre pleinement au regard critique de son spectateur. Elle partage avec le Hollandais violent, une même ironie acide tantôt jouissive tantôt effrayante. Ainsi, lorsque que le pasteur déplore au cours d’un prêche l’éloignement de l’Église et de la nation durant trop longtemps, fustige une époque où « tout était permis » (comprendre avant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro), la position de la réalisatrice se situe d’évidence à l’exact opposé, en dépit du premier degré total en vigueur lors de la séquence. Cette fausse absence de recul, met d’autant plus en exergue un malaise profond jusqu’à lors dissimulé, ainsi que la noirceur de l’existence de personnages aveuglés et endoctrinés. À la suite d’un lynchage qui tourne mal, Mariana est blessée au visage, elle fait alors les frais d’un culte de l’apparence qu’elle n’a eu de cesse de servir. Elle n’est plus apte à exercer au sein de la clinique de chirurgie esthétique à cause de sa blessure visible, en plus de subir un sermon sur le fait qu’une femme n’a pas à se balader seule la nuit. Elle ne peut prétendre ni à l’empathie ni à la compassion, juste faire les frais d’une leçon de morale paternaliste. À mesure qu’elle s’émancipe, la vacuité et la toxicité des valeurs qu’elle croyait légitimes ne fait plus l’ombre d’un doute. Ce Brésil archaïque (matérialisé dans sa forme la plus caricaturale par « les veilleurs »), machiste, superficiel et restrictif, ne laisse pas d’autre perspective aux femmes que celle de se mettre au service des hommes, les épouser et ultérieurement devenir les mères de leurs enfants. Sa libération passe par des actes successifs d’abandon et de transgression, notamment celui de se livrer au « péché de chair ». Il est intéressant de constater qu’à cet instant, la nudité visible est principalement masculine, énième pied de nez à un pays où les corps de femmes sont particulièrement scrutés et objectivés.

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De par sa capacité à convier une multitude de références tout en affirmant un regard singulier et des obsessions personnelles, à parler de l’intime et de l’universel, sans renoncer à des velléités formelles ambitieuses, Anita Rocha da Silveira se pose plus que jamais comme une cinéaste à suivre de près. Elle signe avec Medusa, un teen movie nourri au cinéma de genre, où la noirceur le dispute à la candeur romantique, ce deuxième long-métrage figure assurément parmi les réussites les plus excitantes de ce début d’année.

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