C’était il y a plus de quinze ans. Cette rentrée littéraire de l’année 2001 fut dévalisée par un titre sonnant une gifle, Putain, et un visage qui contrastait si fort avec un livre en forme de hurlement d’une écorchée vive. Ce visage, c’est celui de Nelly Arcan, tout en blondeur, tout en yeux clairs, au chignon très serré, comme une pensionnaire sage sortie d’une institution un peu désuète, qui s’exprimait avec une voix claire, douce, et qui parfois paraissait s’excuser d’exister. Nelly Arcan eut le temps d’écrire quatre livres, deux autofictions – Putain et Folle – et deux romans A ciel ouvert et Paradis clef en mains, le dernier ayant été publié après son suicide en septembre 2009. Quatre livres traversés par la pulsion de mort, l’acharnement esthétique, la honte et l’absence de salut dans l’amour. Une œuvre noire, nihiliste, où chaque mot compte, pas un seul n’est là sans raison. Si son roman posthume se révéle plus faible que les précédents (le manuscrit aurait sans doute mérité plus de corrections, peut-être même une réécriture çà et là), le recueil de textes Burqa de chair acheva la sensation que le monde littéraire perdait là une immense voix de la littérature, et une féministe qui n’a cessé de traquer dans ses livres sa condition de femme et d’être humain dans une société aux injonctions toujours plus aliénantes.
Un film sur Nelly Arcan donc. Pas un documentaire, ni une adaptation de ses œuvres, mais un biopic qui ne veut pas non plus en être un, choisissant même de prendre une actrice qui ne ressemble pas – hormis la blondeur et les yeux clairs – à la vraie Nelly ; le parti pris d’Anne Emond de refuser le biopic linéaire, calibré ou hagiographique est une des meilleures intentions qui soit dans ce cas pour l’écrivain québécoise. Une femme qui a vécu plusieurs vies, joué plusieurs rôles, porté plusieurs noms. Son identité mouvante, morcelée mais in fine toujours cohérente a fait naître le désir d’un film qui pourrait aborder toutes les facettes de la personne et du personnage avec des parti-pris de mise en scène loin des canons du genre.
Nelly s’ouvre sur une scène qui contient toute l’essence et le drame de l’écrivain suicidé : une petite fille sur la scène du spectacle de fin d’année à l’école. Sur fond de rideau bleu lamé et d’étoiles brillantes, elle interprète en playback une chanson de Dalida, avec toute la conviction des gamines essayant de copier les femmes fatales vues au cinéma ou sur scène. Elle prend tant d’assurance que vient le moment où, lassée du playback, la gamine se met à chanter pour de bon et couvre la bande-son, fière et investie. Jusqu’à ce que la mère, dans les premiers rangs du public lui intime en un geste de baisser à nouveau la voix, la faire disparaître pour retourner sagement dans son rôle de poupée muette. Cette adolescence que l’on aperçoit au détour du film et interprétée par Milya Corbeil-Gauvreau, c’est Isabelle Fortier, celle qui était là avant Nelly. Hormis cette superbe séquence inaugurale – qui sera d’ailleurs reprise à un autre moment-clé du film – tous ces moments répondent au cahier des charges du genre : timidité, désir d’égaler une camarade plus délurée qui lui vole son flirt… Rien que de très banal. Pourtant, il y aurait de quoi construire une imagerie presque lynchienne avec ces jeunes années passées à Lac-Mégantic, une région entourée de forêts, de plaines enneigées en hiver, tout près de la frontière de l’Etat du Maine, où la petite Isabelle lisait Stephen King et n’attendait que la délivrance des études à Sherbrooke et, plus tard, à Montréal pour trouver de l’air.
Il y avait des possibilités multiples, des pistes qui auraient pu éviter l’alignement de vignettes. Mais le problème de Nelly tient à cette désagréable sensation de s’afficher comme un film d’initiés, et même un faux film d’initiés. Le spectateur qui ne connait pas son œuvre, qui ne l’a jamais lue aura bien du mal à s’attacher à cette narration privée de repères et de balises. Pourtant, et c’est là le plus douloureux, ce qui provoque une immense sensation de manque et de regrets c’est que Nelly n’est pas non plus un film pour les lecteurs de l’écrivain, ceux qui connaissent et aiment son œuvre. Impossible de retrouver dans cette esthétique monacale, délayée de pastel et de tons clairs cassés la froideur tranchante et chirurgicale des livres de Nelly Arcan. Impossible non plus de recréer le bouleversant sentiment de compassion, l’attachement que suscitait l’écrivain dès qu’elle était invitée sur un plateau de télévision : ce paradoxe d’une vraie gentille, hyper-sensible qui écrivait avec un scalpel. Mylène McKay est jolie, blonde, les yeux clairs, elle s’applique à essayer de donner de la chair et de la voix à Isabelle/Nelly, mais son interprétation ne joue que sur deux registres : la vamp minaudeuse ou la neurasthénique dépressive.
A sa décharge, le scénario lui laisse peu de champ pour déployer une personnalité réellement complexe, la réduisant à quatre archétypes délavés : la star (Marilyn de pacotille avec robes en lamé, cheveux choucroutés et comportements erratiques), l’amoureuse (« Amy », brune, junkie, jalouse), l’écrivain (qui pianote sagement son ordinateur à son bureau et reçoit les journalistes à moitié morte de peur) et la putain (Cynthia, vêtements courts, extensions de cheveux et vocabulaire de film porno prêt à dégainer). Loin de libérer les possibilités d’explorer le mystère Arcan, ce parti-pris la réduit à quatre images fermées et confortables, alourdies par le choix d’une voix off qui récite sagement des extraits de ses livres. Parfois surgissent des images qui déchirent enfin le terne – la séquence entre copines escortes où le visage de Nelly se ferme et ne laisse place qu’à la tristesse quand elle entend les commentaires élogieux des clients sur ses compétences sexuelles que lui lisent ses amies, à la fois excitées et envieuses de l’aura qu’elle suscite. Ou l’idée de «suicider » les quatre facettes du personnage (Amy avale des médicaments avec de l’alcool, Cynthia saute symboliquement dans le vide du haut de son penthouse d’escorte…) qui renaissent en une seule : Isabelle Fortier, qui réapprend à vivre dans sa clinique et ne gagne qu’un éphémère sursis avant sa mort inéluctable.
Nelly Arcan méritait-elle vraiment d’être remise dans la lumière sous cette forme ? Non. Nelly Arcan aurait mérité qu’on la lise quand elle était encore vivante, qu’on la lise mieux, qu’on ne la réduise pas à son image de putain blonde, qu’on la porte au-delà de son premier succès. Au final, à quel désir, quel besoin répond le film d’Anne Emond ? Elle échoue à montrer tout le paradoxe d’une femme qui vers la fin de sa vie n’était pas loin d’être une pure créature fantasmatique lointaine, un cyborg caparaçonné derrière la chirurgie esthétique, mais qui dès qu’elle apparaissait sur un plateau de télévision n’avait plus rien de fabriqué et se révélait lucide, hyper-sensible, touchante à l’excès. Ses livres nécessitaient de dépasser la couverture pour aller se prendre un coup de poing dans l’estomac. Anne Emond a filmé sa Nelly comme agissent parfois les photographes femmes quand elles photographient d’autres femmes : en n’osant ni les pousser, ni les bousculer, en les entourant de filtres vaporeux et de nuances douces, soucieuses de les préserver, mais de quoi ? A la décharge de la réalisatrice, plus une littérature est mentale, dense, suffocante, plus elle est compliquée à mettre en images. Par ailleurs, d’autres se sont essayés à cette idée du biopic « imaginaire » : Steven Shainberg après un petit bijou de comédie romantique BDSM – La secrétaire en 2003 – se cassa sévèrement les dents en 2006 avec son pathétique portrait esthétisant de Diane Arbus qui passait complètement à côté de la photographe et de son travail. Le réalisateur a disparu pendant dix ans pour accoucher d’un Rupture en 2016 qui pour le moment n’a trouvé aucune date de sortie hormis quelques petits tours dans les festivals de l’année passée.
Cette Nelly, c’est la vision d’Anne Emond, personnelle, unique, mais prenant son sujet avec tant de précautions qu’il en ressort une impression de surface, de renoncement à se brûler devant l’intensité du mythe.
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