Peu à peu sont distribués en France les films du cinéaste lituanien Arūnas Žebriūnas, toujours sous l’égide audacieuse de la société ED Distribution ; après La Belle (1969), sorti chez nous en 2018, et La Jeune fille à l’écho (1964) en 2020, Domas le rêveur (1973) arrive dans les salles hexagonales comme une délicieuse petite mignardise de Noël, qu’il serait dommage de ne pas goûter. Le réalisateur y prolonge sa vision d’une enfance tout à la fois loufoque et inventrice de mondes inaccessibles aux adultes qui, de leur piédestal, ne peuvent pas comprendre la clairvoyance aventurière de protagonistes hauts comme trois pommes et faisant de leur regard situé aux limites du surréalisme une manière décalée, à la fois joyeuse et parfois inquiétante comme peut l’être l’étrangeté, de décrypter un monde réel par trop sérieux.

Domas, ou la capacité à s’endormir sur demande (D. Bratkauskas) (©ED Distribution)

Domas (Darius Bratkauskas) est un petit garçon comme tous ceux de son âge, qui va à l’école, fait les bêtises amusantes que celles qui égayaient les bandes dessinées rétro à la ligne claire de notre enfance (Boule et Bill et consorts), joue avec ses camarades dans le parc jouxtant son immeuble… Un enfant comme un autre, à ceci près que Domas peut s’endormir à la demande. Et rêver. Jusqu’à rendre le monde virtuel des songes et la réalité concrète totalement homogènes, l’un influençant l’autre et vice versa, porosité permettant bien évidemment la perte des repères et la révélation de la part onirique dissimulée dans un réel finalement moins raisonnable que ce qu’il cherche toujours à faire voir.

Domas le rêveur semble être l’héritier de tous les contes pour enfants que l’on nous a racontés à l’orée du sommeil, tous fondés sur une sorte de détraquement de la réalité menant leurs protagonistes vers un danger létal dans un inframonde qui a tout du rêve. Žebriūnas l’assume entièrement, piochant dans le paradigme des contes pour créer certaines péripéties de son film ; la plus évidente des références se trouve être le parcours marqué à la craie menant de l’école de Domas à la maison de la grand-mère (de la mère-grand ?) de son amie Zita (Daiva Dauyetite), réécriture urbaine et amusante du Petit Poucet, à ceci près que Domas ne se met jamais vraiment en danger : l’antre de la grand-mère est accueillant, de même que le garçonnet cherche moins à fuir un péril qu’à poursuivre une quête, prenant ici la forme d’un général généreux l’ayant sorti d’une mauvaise situation (on sent ici l’influence discrète mais véridique du pouvoir militaire communiste alors en place, faisant du film de Žebriūnas une œuvre ne recherchant pas spécialement la polémique), et que Domas cherche à retrouver par le truchement de ses rêves.

Domas et le Général (D. Bratkauskas, K. Tumkevicius) (©ED Distribution)

L’intérêt graphique principal du film réside bien entendu dans les scènes oniriques, dans ces moments de latence plus encore déréalisés par un filtre chromatique orangé lors desquels Domas, dans sa vie parallèle inconsciente, fantasme son existence, les exploits guerriers de ce général (interprété par Kazys Tumkevicius) monté à cheval mais bravant les chars d’assaut ennemis lors de combats fantoches pendant que le garçon en pyjama tente, lui, dans un autre type de guerre plus à sa mesure, d’empêcher Zita de tomber dans les bras du gamin costaud de sa classe dont il est le souffre-douleur. Ces scènes, assez saisissantes par leur beauté formelle, touchent à l’essence même du surréalisme, agglomérant les signifiants qui, par leur association, s’annihilent pour mieux en créer un nouveau plus global, cryptique et à analyser, mais générant dans le même temps une forme de non-sens tant que cette analyse n’a pas eu lieu. En cela, Domas peut être considéré comme un cousin proche de l’Alice carrollienne par sa façon de visiter un monde neuf et inédit, voire de s’y cloîtrer, en quête d’un sens à donner à une réalité finalement peu passionnante.

De ce point de vue, les personnages des parents de Domas prennent une place prépondérante dans le film d’Arūnas Žebriūnas, chacun d’eux incarnant à la perfection les deux mondes opposés dans lesquels s’ébat le garçon. Entre sa mère (Doloresa Kazragyte), femme terre-à-terre faisant tourner la baraque et n’ayant pas le temps de s’arrêter sur les rêveries lunaires de son fils et sur ses lubies, de celles faisant parfois des enfants des êtres difficiles à appréhender puisque suivant une logique qui leur est propre, et son père (Gediminas Girdvainis), artiste musicien vivant de son talent la nuit pour mieux dormir le jour, appliquant de ce fait à la lettre la porosité des mondes fondant la structure même de Domas le rêveur, le petit garçon se retrouve à flotter dans un bain éducatif incertain, naviguant à vue entre une mère stricte mais dépassée par sa propre rigidité dans un monde empreint, lui, de souplesse, et un homme sans règles, lui-même profondément surréaliste. La scène de la convocation des deux parents à l’école de Domas est finalement symptomatique du film : débutant dans un esprit de sérieux (quels seraient les troubles de Domas ?), la séquence se termine par un père sans inquiétude ni conséquence faisant des élèves les incarnations humaines des petits rats du joueur de flûte d’Hamelin, êtres envoûtés par sa musique le suivant dans les couloirs de l’école et permettant la fuite de Domas vers d’autres lieux qui lui seraient moins hostiles.

Zita, la seule qui comprenne le héros (D. Bratkauskas, D. Dauyetite) (©ED Distribution)

L’amusement, cette approche du cnéma comme un monde ludique qui, comme tout jeu, n’a en fin de compte pour fonction que de sortir de la tristesse du réel, caractérise l’évasion du récit par le biais d’un imaginaire dont les adultes (ou tout du moins ceux qui ont perdu leurs joies d’antan) sont incapables. Arūnas Žebriūnas, en alternant les séquences situées dans le réel et les scènes oniriques, semble poursuivre les paradis perdus des rêves enfantins comme Domas poursuit son avion flottant dans le ciel dans la séquence d’introduction, Domas le rêveur semblant lui-même converser avec Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse (1953), autre œuvre instillant le réve dans la réalité d’un gosse pourchassant l’idée d’une communication ente un réel en déréliction et un imaginaire qui en serait le revers poétique. Film court (1h06, comme tous les autres films ressortis de Žebriūnas !), Domas le rêveur s’avère donc une œuvre idéale en cette période de Noël où les épreuves personnelles ou plus collectives sont battues en brèche par une volonté de merveilleux venant adoucir les petites ou grandes contrariétés d’un monde pas toujours très sympathique.

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A propos de Michaël Delavaud

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