Auteur phare du cinéma international, remarqué avec À Propos d’Elly (Ours d’argent du meilleur réalisateur à la Berlinale 2009), Asghar Farhadi connaît la consécration deux ans plus tard et l’immense succès d’Une Séparation (récompensé entre autres d’un l’Ours d’or, du César et de l’Oscar du meilleur film étranger). Depuis, il alterne expériences internationales (la France avec Le Passé, l’Espagne pour Everybody Knows) et retours dans son pays d’origine, l’Iran (Le Client, prix d’interprétation masculine et prix du scénario à Cannes en 2016). Cette reconnaissance mondiale crée, de fait, une attente à l’occasion de chacun de ses nouveaux projets. Scénariste retors et virtuose, n’aimant rien tant que de croiser le drame avec le thriller social, le cinéaste observateur lucide et pertinent de sa patrie natale, dont il ausculte subtilement les failles, a tendance à perdre une facette de son art lors de ses exils. Ainsi, ses deux aventures étrangères, en dépit de qualités d’écriture et de jeu intactes, pouvaient donner l’impression d’une mécanique tournant à vide, moins viscéralement incarnée, voire d’une perte d’inspiration. En atteste, son passage par la péninsule ibérique qui ne fit pas l’unanimité critique lors de sa présentation sur la croisette en 2018, tandis que son dernier effort, Un Héros, est reparti avec le Grand Prix (ex-aequo avec Compartiment 6 de Juho Kuosmanen) en plus de faire sensation lors de sa présentation. Ce neuvième long-métrage, qui conforte largement l’idée d’un réalisateur autrement plus percutant « à domicile », marque une évolution dans son travail en même temps qu’il s’inscrit au sein d’une continuité formelle et thématique. On y suit Rahim (Amir Jadidi), un homme emprisonné pour une dette qu’il n’a pas pu rembourser. Lors d’une permission de deux jours, il tente de convaincre son créancier de retirer sa plainte contre le versement d’une partie de la somme. Mais les choses ne se passent pas comme prévu…
Dès son introduction monumentale, dans les décors de la tombe du roi Xerxès en restauration, évoquant un certain cinéma d’aventure ou la scène inaugurale de L’Exorciste, une thématique apparaît avec évidence : celle de conserver les apparences coûte que coûte. Le pays, présenté comme déliquescent, tient à garder la grandeur de son passé à travers ces constructions troglodytes, et se révèle très vite plus préoccupé à l’idée de maintenir flamboyant un souvenir lointain, qu’à améliorer le quotidien de sa population. Ouverture métaphorique, que le film va patiemment réfléchir à échelle humaine, en centrant peu à peu l’action sur un microcosme de personnages à Shiraz, une ville du sud-ouest de l’Iran. L’intrigue elle-même emprunte une logique similaire, le héros s’enfonce dans les mensonges et les faux-semblants afin de préserver sa dignité, face à ses proches mais aussi ceux qui croient en lui. Quelle est la part de vérité, d’honnêteté, de sincérité dans ses actes ? La relation qu’il entretient avec, Farkhondeh (Sahar Goldust), sa jeune compagne (manifestement très amoureuse, envers et contre tous) à qui il a promis un mariage en bonne et due forme, est ainsi assez floue, ses sentiments ne sont jamais ouvertement dévoilés. Volontairement évasif par aspects (la science de l’ambiguïté imparable du cinéaste est une fois de plus largement éprouvée), le scénario garde certains détails secrets, multipliant les zones d’ombre et les non-dits (qui a envoyé le texto fatidique ?). Le point de départ même de la descente aux enfers de Rahim (un sac, trouvé ou sciemment volé) devient à l’arrivée, un pur MacGuffin. Il en va de même concernant l’association humanitaire venant en aide au protagoniste quand la pression de l’avis populaire, les pousse à « sauver leur image » et à se rétracter. Un Héros ne présente pas de bon ou de mauvais, juste de simples individus qui se défendent et tentent de survivre au cœur d’un système iranien corrompu. Introduit comme un antagoniste sans scrupules, Baraham (Mohsen Tanabandeh) n’est en définitive qu’un homme qui défend sa vérité, coûte que coûte. Farhadi ne juge jamais et n’oriente en rien le point de vue du spectateur, il filme simplement des personnes qui se débattent et luttent avec leurs propres armes, lesquelles dépendent grandement de leur appartenance sociale, faisant resurgir les nombreuses inégalités en vigueur. Pourtant, au sein même de ces mensonges, la conclusion prouve qu’une forme de bien peut finir par émerger, cela à la faveur d’un puissant plan final. Cette capacité à clore ses longs-métrages par un ultime geste discret, à même de bousculer au moins partiellement le sens de l’ensemble, n’est pas nouvelle mais fonctionne toujours admirablement.
L’intrigue digne d’un polar, enchaînant habilement les retournements de situations, nourrit une peinture peu reluisante de l’Iran d’aujourd’hui. Leitmotiv du cinéaste dès qu’il tourne dans sa patrie, la dénonciation d’une société archaïque en proie aux progrès mondiaux, trouve ici son acmé. La modernité, principalement technologique (tablettes, importance croissante des réseaux sociaux), se retrouve opposée à des codes et des valeurs réactionnaires, telle que la défense de l’honneur familial. C’est cette dichotomie que le metteur en scène choisit de mettre en avant au sein d’un pays liberticide qui a tous les atours d’une véritable prison à ciel ouvert. La société traditionnelle et traditionaliste, bascule elle aussi dans un culte du pathos, du sensationnalisme et du voyeurisme, que le gouvernement exploite sciemment. Plus qu’une avancée notable, les nouveaux moyens de communication constituent une arme redoutable afin d’amplifier la propagande nationale d’un régime autoritaire, d’endoctriner les citoyens. À l’instar de l’administration pénitentiaire se servant de Rahim et de sa popularité, de son exposition médiatique, afin de générer un écran de fumée masquant certaines réalités, telles que les suicides en prison. Instrumentalisé, il accepte de jouer le jeu jusqu’à ce que les bornes s’apprêtent à être dépassée, lorsqu’on lui demande d’utiliser le handicap de son propre fils en vue de retourner l’opinion publique à son avantage. En proie à une sorte de sursaut moral tardif, il sera le seul personnage à faire preuve de retenue, de limites, quitte à ce que la population ne soit pas émue et amadouée par sa situation. Cette manière d’étudier le réel, ses contradictions et ses bouleversements, s’accompagne d’un traitement graphique plus attendu, avançant ainsi en terrain connu, en dépit de l’apparition occasionnelle de pistes d’évolutions appréciables.
Scénariste hors pair, se situant aisément parmi les plus brillants de la scène mondiale, autant qu’un immense directeur d’acteurs (Amir Jadidi est sans conteste une révélation), Asghar Farahdi reste d’un point de vue formel, dans les standards qu’il a autrefois magistralement imposé. En ce sens, Une Séparation marquait l’aboutissement définitif d’un projet de cinéma, sublimant la parole et les silences, où la mise en scène chirurgicale se mettait au diapason d’un ensemble savamment pensé, force est de constater que dix ans plus tard, cette maîtrise impressionne, fascine nettement moins. Sûr de ses atouts (à raison, voir son usage des effets de transparence à travers ce superbe plan où deux visages se superposent subrepticement, avant qu’un retournement ne brise l’apaisement temporairement palpable), le cinéaste semble évoluer dans un certain confort comme s’il se refusait catégoriquement à remettre en cause ou du moins interroger les fondations esthétiques de son travail. Une légère sensation de lassitude parcours ainsi ce dernier film, heureusement bousculée par l’inclusion de motifs inédits, le poussant à faire évoluer partiellement son dispositif. L’omniprésence d’images filmées (caméras de surveillance, télévision, téléphone portable, etc), témoignages supposés d’une vérité inébranlable, intensifie ici le flou et perturbe le réel, par extension l’opinion et les décision des personnages. À la froideur intrinsèque des cadres s’opposent alors des fragments ingrats surgissant telles des anomalies au sein d’une mécanique en apparence parfaitement huilée. Ce nouveau langage faisant désormais partie intégrante du monde qu’il dépeint, il marque sinon une révolution, une prise en compte de bouleversements non négligeables, l’extirpant in fine de sa zone de confort. Un Héros, confirme la vitalité indéniable de Farhadi sur ses terres, livrant un thriller haletant doublé d’un commentaire passionnant sur la société iranienne, à défaut de se réinventer en profondeur.
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