Astrid Rondero et Fernanda Valadez – « Hijo de Sicario »

Rien de mieux, parfois, qu’un pas de côté pour apprécier différemment une situation, un paysage. Pour considérer la beauté et/ou les qualités découvertes dans un premier temps sous le prisme d’un décalage qui n’est rien d’autre que l’adoption d’un point de vue différent. Cela fonctionne bien entendu avec le cinéma, avec les films qui le constitue, les genres qui les contiennent. Exemple : le film de pègre, et plus précisément le sous-genre du film de cartel, en vogue depuis quelques années et son avènement grâce à des séries-phares de la pop culture moderne, de Breaking Bad à Ozark en passant bien entendu par l’« Escobar show » que sont Narcos et ses déclinaisons, source d’efficacité narrative hors du commun, entre enjeux familiaux infusés dans un sorte de réécriture tex-mex du tragique shakespearien (en gros, « Qui trahit qui dans ce royaume où il y a quelque chose de pourri ? ») et cruauté fascinatoire de gouapes sans pitié parvenant à enthousiasmer le spectateur des fictions, de façon certes parfois un peu malsaine. Mais un film comme Hijo de Sicario (Sujo), second long métrage du binôme féminin Astrid Rondero – Fernanda Valadez (bien que cette dernière soit la seule créditée à la réalisation de Sans signe particulier [Sin Señas Particulares, 2021], les deux femmes l’avaient écrit ensemble), exécute un pas de côté, envisageant le film de cartel par ses coulisses en décrivant les conséquences des violences des tueurs sur ces victimes collatérales, parfois inconscientes, que sont leurs proches. De ce fait, le duo de cinéastes mexicaines crée moins un énième film du genre que le portrait d’un jeune homme cherchant à fuir le déterminisme social et familial auquel le destin semblait l’assigner.

Inconscience de l’enfance (K. Aguilar) (©Damned Distribution)

Sujo (le tout petit Kevin Aguilar, puis Juan Jesús Varela à l’âge adulte) a pour père, comme le titre du film l’indique, un sicario, Josué. Ce tueur des cartels, dont on ne verra jamais vraiment le visage, se fait lui-même éliminer par des associés revenchards qui cherchent aussi à supprimer le petit garçon de quatre ans, alors récupéré et caché aux yeux du monde par sa tante Nemesia (Yadira Pérez). La vie du garçonnet coule comme un long fleuve tranquille, parfois ponctuée par la visite de Rosalia (Karla Garrido) et de ses deux fils, Jai et Jeremy (Alexis Varela et Jairo Hernandez). Mais Sujo grandit, inévitablement ; ce qu’on lui cache, il veut le voir, même de façon clandestine : il visite la petite ville de sa campagne mexicaine perdue pour la première fois, dangereuse pour un fils de sicario que la violence du système mafieux ne considère que sous l’angle du potentiel vengeur de son père assassiné. Seule solution pour éviter le déterminisme de l’atavisme et cette chute dans une violence qui n’est pas la sienne : l’exil dans l’oubli de la grande ville. Mais même dans cette masse informe, la menace règne…

Hijo de Sicario raconte donc la trajectoire d’un garçon marchant en équilibre sur le mince fil de sa vie, porteur de l’héritage d’un père inconséquent, et brillant grâce à ce défaut dans son métier d’assassin que rien en doit toucher, mais également élevé par une femme aussi vaillante que terrifiée par un avenir incontrôlable, qui l’a mis en quarantaine, à l’écart du réel, dans un monde aseptisé et quasi utopique. La mise en scène de Rondero et Valadez insiste sur cette quiétude par la lenteur du montage, par l’importance du mixage donnant privilège aux sons de la nature, par de nombreux plans d’insectes ou d’araignées vivant tranquillement leur existence instinctive dans un petit monde sans trouble, bloqué dans le cycle du temps. La dissimulation de la voiture de sport pimpée de Josué, seul héritage laissé à Sujo, planquée dans les broussailles environnant la masure de Nemesia, signifie cette volonté de lutter contre la réalité. Cette lutte s’avère perdue du moment où le petit garçon devenu jeune pré-adulte parvient à la redémarrer et se met à arpenter un territoire proche et pourtant inconnu, nécessairement influencé par un passé dont il n’est pas responsable et dont il ne sait finalement pas grand-chose.

Mise à l’épreuve par la violence (J. J. Varela) (©Damned Distribution)

La belle idée du film se trouve dans sa façon de lier la temporalité (le passé qui agit sur un présent précipitant presque chimiquement à son contact) à la situation géographique de Sujo, vivant d’abord dans un présent pur puisqu’inconscient durant toute son enfance chez sa tante et recherchant ensuite un futur dans la grande ville grouillante où il fuit, se trouvant un boulot et envisageant un avenir scolaire et universitaire grâce à Susan (Sandra Lorenzano), beau personnage d’enseignante attentionnée se substituant par son attitude maternelle et protectrice à Nemesia, ceci servant à combattre un passé indésirable qui fait cependant perpétuellement retour, souvent à l’improviste (la vidéo du meurtre de Jeremy tournant en boucle sur les réseaux sociaux ; la visite intéressée de Jai cherchant à lui soutirer de l’argent). Hijo de Sicario, en faisant un pas de côté par rapport au genre du film de cartel afin de s’échapper de ses stéréotypes, se calque sur la volonté du personnage de faire de la mise à l’écart un moyen de se sécuriser et de ne pas tomber dans les travers d’une destinée violente qui ne lui convient pas, comme tend à le montrer une mise à l’épreuve infructueuse sous forme de combat de boxe dans la dernière partie du film.

Un avenir par l’éducation (S. Lorenzano, à l’arrière-plan) (©Damned Distribution)

Parfois un peu trop démonstrative ou didactique (l’un des cours de Susan portant sur le conflit entre libre-arbitre et déterminisme), se complaisant durant sa trop longue première partie dans une lenteur contemplative un peu ennuyeuse, l’oeuvre d’Astrid Rondero et de Fernanda Valadez s’avère néanmoins le joli récit finalement optimiste d’un combat pacifique que livre un jeune homme tendre et discrètement obstiné contre le chemin tout tracé menant à la tragédie que le destin semblait avoir fatalement choisi pour lui.

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A propos de Michaël Delavaud

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