Que reste-t-il à Zev Guttman, vieillard sénile et désorienté, si ce n’est une promesse de vengeance faite à sa défunte épouse, Ruth ? Rien ne le détournera de sa quête : retrouver Rudy Kurlander, prête-nom du fugitif Otto Wallisch, qui massacra jadis toute sa famille à Auschwitz. Soutenu dans son périple par son ami Rosenbaum, impotent ayant gardé toute sa raison, le tenace Zev – « le loup » en hébreu – fugue de sa maison de retraite. L’intrigue se complexifie alors autour d’obstacles : les amnésies de Zev et l’alerte donnée par son fils rendent son parcours aléatoire. Mais surtout, il existe quatre personnes dénommées Rudy Kurlander ; c’est donc une gageure que de trouver le véritable tortionnaire. C’en est une autre que de parvenir à le tuer.
Servi par la photographie magistrale de Paul Sarossy, fidèle à Egoyan depuis un moment, y compris sur De beaux lendemains et Exotica, Remember joue de la tension entre intérieur et extérieur. Dans les espaces fermés, le suspense est nourri par des plans rapprochés sur le corps diaphane de Zev, ses mains noueuses et son regard hagard. Le rythme dramatique se resserre autour de ce personnage opaque à lui-même, qui suscite la méfiance ou l’empathie chez ses interlocuteurs. Tendu, le fil qui meut Zev tel un pantin égaré, menace de se rompre sous l’effet de sa voix chevrotante. Quand la caméra prend de la hauteur, elle inscrit le drame intime aux allures de road-movie dans une dimension historique qui le dépasse. Mais les espaces ouverts restent eux aussi guettés par une inquiétude existentielle. Les immenses paysages suggèrent, par leurs teintes froides, comme souvent chez Egoyan, l’immuabilité d’une nature indifférente aux bouleversements des existences, fussent-elles traversées par les traumas de l’Histoire. Les intérieurs sombres et leurs décors défraîchis rabattent l’instant de la confrontation de Zev à autrui sur une incessante confrontation avec soi. Zev est un non-héros sur la brèche, tenu à distance par le jeu maîtrisé de Christopher Plummer. Sa prestation laisse affleurer les vacillations d’un corps déclinant en lutte contre lui-même et maintient ouvertes les possibilités du dénouement.
La beauté visuelle soutient le drame et en épouse les formes à merveille, au point de camoufler certains poncifs du scénario – qui n’a pas été écrit par Egoyan. En effet, Remember ne brille pas franchement par ses effets de surprise et les stéréotypes de son écriture y sont parfois embarrassants. Le spectateur identifie trop vite les procédés de suspense, qui se répètent à l’envi. Les scènes de fausse reconnaissance, moteur de la quête, fonctionnent toutes sur le même modèle déceptif de relance de l’intrigue. On s’agace aussi de la façon dont le film contourne les difficultés de ce périple improbable. Quand Zev est confronté avec angoisse aux autorités, le ressort dramatique investi est aussitôt désamorcé par une chute. Quand sa mémoire défaillante recourt systématiquement aux mêmes suppléances, le procédé tourne à l’illustration.
Avec De beaux lendemains, Egoyan s’emparait déjà du thème de la réparation ; avec Remember, il déplace ce thème vers l’histoire de la Shoah. Il prend donc l’immense risque de minorer la catastrophe en l’abordant à travers le prisme d’une histoire personnelle et d’une conscience défaillante. Mais Remember est moins un film sur la Shoah, qu’un film sur la mémoire. Elle s’incarne plus précisément dans le motif de la transmission d’une responsabilité. Zev et Rosenbaum sont responsables à l’égard de leurs familles déportées et torturées par Kurlander. Mais comment assumer la responsabilité de la réparation quand on est invalide ou partiellement frappé d’amnésie ? Les deux vieillards vont conjuguer leurs efforts pour obtenir justice. Zev a un enfant qui se tourmente pour lui et il ne cesse de croiser des enfants sur son chemin. Toutes ces figures se révèlent dépositaires d’une responsabilité à l’égard des plus âgés, dans la maladie comme dans la mort. Le film pose plus spécifiquement la question de la façon dont un enfant peut s’emparer d’un héritage tel que la barbarie. Ironie, un fils de nazi porte son étoile de shérif comme les Juifs portèrent l’étoile jaune. Lui, revendique brutalement son inscription dans la lignée paternelle et fait résonner les infamies du IIIème Reich aux oreilles de Zev. Mais quand le passé n’est pas assumé par les parents et qu’il est refoulé, sous quelle forme est-il transmis aux générations suivantes ? Le twist final est efficace car il fait entrevoir les ficelles du scénario comme celles de la manipulation. Alors, Remember invite à regarder de plus près les mécanismes sélectifs de la mémoire et à envisager avec plus de cruauté et moins de compassion les amnésies comme des zones d’ombres du refoulement.
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