Audrey Diwan – « Emmanuelle »

Quelques bribes de réactions décontenancées (en l’occurrence masculines) incidemment glanées au sortir de la séance, mentionnant le caractère « pas du tout érotique » d’Emmanuelle dans son millésime 2024, font un bon préambule. Le contresens, pour être un peu surprenant, n’en est pas moins révélateur. On comprend l’association immédiate du nouveau travail d’Audrey Diwan avec le film (le film), mais son Emmanuelle est une adaptation du livre d’Emmanuelle Arsan dont s’inspirait le classique érotique de 1974, pas un remake de ce dernier – du reste, non seulement il ne refait pas le film, mais il le défait, pourrait-on dire. On aurait difficilement pu s’attendre à autre chose d’une œuvre avec ces origines, fabriquée par une équipe réunissant un nombre significatif de femmes aux postes importants, orchestrée par la cinéaste qui a décroché le Lion d’or de Venise avec un film comme L’Événement, qui plus est accompagnée ici à l’écriture par Rebecca Zlotowski (à laquelle on doit l’héroïne bluffante, en pleine possession de ce qu’elle est, de son formidable quatrième long-métrage Une fille facile) et, dans le rôle-titre, d’une impériale Noémie Merlant (décidément foudroyante de talent et d’intelligence de film en film), dont il se trouve que la filmographie, comme comédienne et comme réalisatrice, est une malle au trésor d’œuvres consciemment féministes, du Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma au petit dernier de Merlant devant et derrière la caméra : dans le jubilatoire Les Femmes au balcon (sortie : le 11 décembre), elle va même jusqu’à supprimer, littéralement, le corps de l’homme.


Copyright 2024 CHANTELOUVE – RECTANGLE PRODUCTIONS – GOODFELLAS – PATHÉ FILMS ® & Emmanuelle Estate Inc. – Manuel Moutier

S’il y a un cinéma qui informe le nouvel Emmanuelle, quelques références qui le parcourent de manière fantômatique (Diwan mentionne en particulier Jeanne Dielman et Cleo de 5 à 7), c’est nécessairement un cinéma qui prend à rebrousse-poil l’ordre du monde dont son vieux prédécesseur assujetti au plaisir des hommes (et parangon d’exploitation généralisée : de la femme, de l’exotisme de décors coloniaux) était l’émanation, et le véhicule. L’idée, précise la réalisatrice, était de rendre à l’héroïne du récit écrit à la première personne par Arsan sa position de sujet, et non d’objet, et de lui permettre de retrouver un plaisir que lui a volé cet imaginaire érotique égoïste autant qu’erroné où la représentation du plaisir féminin prend la forme oxymorique d’une volupté sur commande (une « instant volupté » : y’a rien à faire, c’est déjà prêt) d’autant plus perturbante qu’on lit clairement sur les visages féminins qui la miment combien elle est feinte. D’ailleurs, dans le vieux Emmanuelle, cette pâmoison factice s’inscrit bel et bien dans une logique de fantasme, de fantasme masculin s’entend, puisque la réalité du déploiement du désir féminin n’y est pas prise en compte, qu’elle y est même niée. Alors bien sûr qu’Emmanuelle 2024 n’est pas un film qui cherche à émoustiller. Qu’il n’ait pas un effet érotique est même une de ses réussites (surtout compte tenu du fait qu’il ne renonce pas pour autant à la texture). Il n’est même pas sensuel à proprement parler (ce qui n’est pas à dire qu’il n’est pas puissamment sensoriel – on y reviendra). Le film contient de la sensualité, certes, mais celle-ci, d’abord écrasée par des modèles très schématiques et aliénés de sensualité programmatique, appartient à l’héroïne, et n’existe pas pour répondre au désir des autres.

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À vrai dire, Emmanuelle nous attire dans un univers perturbant, étrangement aseptisé et ouvertement coupé du réel qui fait d’emblée, puissamment et très tangiblement (aussi contradictoire que cela puisse paraître), l’effet d’une abstraction, d’un lieu cérébral ou théorique, quasi dystopique où, forcément, la chair ne peut qu’être triste.

L’incipit, où semble s’inviter le film noir (et le roman Harlequin), ici impeccablement recomposé, à dessein, avec tous ses codes les plus sulfureux (le luxe d’une cabine de première classe, les regards en biais, concupiscents en diable, sur la femme fatale et consciente de l’être), est pourtant parfaitement capiteux… jusqu’à la première scène de sexe du film, mécanique, détachée et d’autant plus cafardeuse qu’elle déjoue les attentes générées par l’enivrante impétuosité dont elle promettait d’être l’assouvissement. L’opulence et la lascivité déceptives, déjà factices (à la manière classique), du prologue font place, dès l’arrivée d’Emmanuelle dans l’hôtel de luxe situé au cœur de Hong Kong (mais complètement emmuré, juché dans les hauteurs, hors du pouls de la ville) où elle est chargée de procéder incognito à un contrôle qualité méticuleux, à quelque chose de similaire, mais dans une version moderne et capitaliste si quintessentielle et impeccable qu’on se sent sans équivoque projeté dans une dimension très conceptuelle (ne parle-t-on pas d’hôtel « concept » ?) : un espace feutré mais déshumanisé en même temps, tout de couloirs, d’espaces bien-être, de surfaces reluisantes et de somptueux salons, où la satisfaction devient un calcul (noté de 1 à 5) et où les possibles désirs d’ordre charnel des clients (de la cuisine au spa en passant par la piscine où on laisse entrer les escorts girls) sont devancés avant même d’avoir existé, avec un raffinement presque hygiéniste. Le film se fait d’ailleurs un plaisir d’imiter cet écrin artificiel dans tout son élément sensoriel, et il le fait admirablement, des mouvements de caméra au travail sur le son. C’est un décor soyeux et caressant, parfois mielleux, totalement calculé, où la prévenance du personnel est l’expression subreptice d’un contrôle à 360° (y compris à travers la musique d’ambiance, précise la gérante incarnée par Naomi Watts) sur les corps qui y circulent et y stationnent en croyant s’y prélasser. Même les réactions des dîneurs, pendant un orage franchement cataclysmique dont l’issue est plus qu’incertaine, sont canalysées et cantonnées avec un empressement (en l’espèce délirant) auquel n’ont pas droit les vraies urgences – la déchirure béante de la zone de travaux – où Emmanuelle va se ruer instinctivement, dans un des moments charnières de son parcours.


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C’est donc dans un espace largement symbolique, un lieu de suppression des élans spontanés du corps, qu’arrive Emmanuelle, majestueuse, mais froide et méthodique et impassible (car Emmanuelle ne sourit pas, elle ne jouit pas et ne sourit pas) et qu’elle va, en en parcourant le labyrinthe et les secrets comme on déambulerait, à l’aventure, dans les marges d’un surmoi d’origine sociale conditionné par toute une panoplie d’injonctions, se réapproprier peu à peu son désir. Sujet, l’Emmanuelle d’Audrey Diwan l’est, d’entrée de jeu et sans équivoque, mais elle est aussi agent, en mission, avec comme objet à sa quête plus que le plaisir : son plaisir. Elle le devient du moins de plus en plus, car si elle fait dans les premiers temps agent secret, du moins agent infiltré sous couverture, elle a encore des comptes à rendre, elle est encore un rouage dans une machine, un instrument du système dominant/dominateur dont il s’agit avant tout pour elle de se défaire. C’est progressivement qu’elle va s’en affranchir et devenir maîtresse de ses envies, au fil de rencontres faites dans l’hôtel qui vont chacune marquer une étape différente dans un cheminement longtemps imperceptible (en partie parce qu’il n’est pas linéaire), jusqu’à une sorte de moment d’épiphanie et de bascule où Emmanuelle quitte, enfin, l’imposant édifice qui surplombe et ignore la vie et l’effervescence des rues de Hong Kong.

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Dans cette logique d’extraction progressive de la conque inhibante dont l’hôtel est une représentation architecturale, le fait que chaque étape clef du parcours d’Emmanuelle soit liée à une rencontre, donc à un contact humain, typiquement imprévu (c’est-à-dire qui échappe à ce contexte méticuleusement maîtrisé), semble tomber sous le sens, mais il faut noter, encore une fois, qu’on ne se réfère pas ici aux rencontres sexuelles. Si graduellement, quelque chose se libère en notre héroïne et se met à vraiment circuler, c’est à travers de vrais échanges n’obéissant à aucune mécanique, où aucun rôle n’est prédéterminé. En somme, l’épanouissement charnel que cherche Emmanuelle survient grâce à une ouverture à la circulation aléatoire qu’évite si soigneusement l’ordre établi dans l’hôtel (dont les clients occidentaux n’ont aucune velléité de se mélanger avec les locaux) or celle-ci se produit au fil des liens non sexuels qu’elle noue tout naturellement, des liens assez poétiques apparemment fugaces, très subtilement développés par Diwan et sa co-scénariste, qui s’avèrent quasi philosophiques – et dont l’épaisseur s’accroît dans l’esprit du spectateur longtemps après la fin du film. Il y a l’escort girl autochtone qui attire l’attention en feignant de parcourir nonchalamment un classique de la littérature romantique, et semble avoir parfaitement compris comment jouer du désir masculin (et l’exploiter à son tour) dans cette expression figée dont rendait compte Emmanuelle en 1974. Le personnage de Naomi Watts, qui nous offre d’abord cette scène assez fascinante où elle détaille une manière de manipuler jusqu’aux sens de sa clientèle, réveille plus tard chez Emmanuelle, que ses employeurs voudraient forcer à mal noter l’irréprochable gérante (pour justifier un licenciement), une réaction de refus catégorique (mâtinée de solidarité féminine) et d’émancipation franche, quasiment instantanée. Un autre personnage clef intervient : le fascinant Kei (Will Sharpe), qui fait l’effet d’un être éthéré tant il échappe aux déterminations à l’oeuvre, un être non-désirant et fluide (il est le seul de l’hôtel à évoluer à sa guise entre son enceinte et les rues de la ville), presque fantômatique, au point qu’on peut difficilement s’empêcher de badiner avec l’idée qu’il pourrait représenter une entité immatérielle, par exemple le désir qu’Emmanuelle essaie de comprendre, qu’elle scrute sans savoir ce qu’elle cherche (comme elle fouille sa chambre), puis qu’elle finit d’ailleurs par exprimer à travers la bouche de Kei. Cette figure en particulier peut revêtir un nombre croissant de significations à mesure que l’effet de sa présence se décante, d’autant qu’elle est très fugitive et insaisissable pendant une grande partie du film, pour devenir soudain une figure pivot.


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Ce nouveau travail ultraprécis et finement ouvragé d’Audrey Diwan déjoue bel et bien les attentes, délibérément puisqu’il conteste, justement, un certain érotisme dont l’héroïne doit d’abord se dégager pour se frayer un chemin, en grande partie intérieur, vers une sensualité féminine en reconstruction qui n’ose commencer à palpiter qu’au terme de ce parcours, et franchement brillamment car le spectateur est non seulement laissé au dehors de ces prémices de volupté retrouvée : il reste comme sensoriellement captif de la mélancolie ouateuse de l’espace aliénant qu’Emmanuelle vient seulement de quitter. Dans certains cas, un sentiment très curieux et rare de détachement peut tendre à perdurer en quittant le cocon de la salle encore sombre pour longer le moelleux couloir aux éclairages tamisés et retrouver soudain un hall dont les surfaces et les textures paraissent soudain nimbées d’une étrangeté saillante qu’on ne leur avait pas trouvée en entrant.


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A propos de Bénédicte Prot

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