Un point de détail, dans l’absolu profondément anecdotique, révèle à quel point I Feel Fine. d’Austin et Hailey Spicer tombe dans le piège du premier film qui cherche à se faire remarquer pour pouvoir exister, montrant un manque de confiance en lui-même le rendant très scolaire. Le jeune Ozzy (Elijah Passmore), atteint par un trouble compulsif le poussant au suicide, passe du temps dans sa chambre, affalé sur son lit au-dessus duquel se trouve une pendule représentant un 45-tours en vinyle de la chanson « I Feel Fine » des Beatles. Elle ne sera jamais entendue dans la bande originale du film ; jamais les Beatles ne seront évoqués dans ce long métrage plutôt porté par la musique folk-pop (par ailleurs très agréable) de Parade in Paris. Cette pendule constitue ce qu’on l’on appelle un signe vide, un élément d’ornement de mise en scène ne cherchant qu’une sorte de connivence gratuite avec le spectateur mais n’ayant d’autre intérêt que lui-même. Le signe vide ressemble toujours plus ou moins à un aveu de faiblesse d’écriture, béquille par essence facultative masquant cependant mal le fait qu’elle soit nécessaire. On peut trouver cela dommage dans le cas d’I Feel Fine., pourtant porteur d’un sujet fort et faisant montre d’une certaine maîtrise du récit dans sa première moitié avant de s’effondrer sur lui-même dans une seconde partie accumulant les facilités.

Adolescent joyeux (E. Passmore) (©Wayna Pitch)

Ozzy est un adolescent bien entouré : il a de très bons amis avec lesquels il fait les quatre cents coups comme le font des gosses sympathiques et filous qui s’ennuient dans leur campagne, des parents aimants bien qu’en désaccord sur la manière d’aborder l’éducation de leurs enfants, et un frère et une sœur qu’il taquine sans vergogne mais toujours avec un amour sincère. Une nouvelle jolie élève de sa classe, Mia (Nandi Summers), devient proche de lui et s’apprête à devenir sa petite amie. Tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, entre bienveillance et joie de vivre. Sauf que, justement, Ozzy est rongé par un trouble obsessionnel compulsif lui donnant d’irrépressibles envies de suicide. Et cette situation de mettre un voile d’inquiétude incrédule sur cette vie bien rôdée.

La première partie du film, donc, semble plutôt réussie. Partagé entre bonheur et mal-être abstrait indiscernable, inexplicable, I Feel Fine. développe une forme de légèreté intoxiquée, avance en équilibre précaire sur un fil séparant le déroulement inconséquent d’une adolescence facétieuse du pur instinct de mort qui, parfois, envahit cet âge-charnière de façon néfaste et dangereuse. Cet équilibre fait la vraie beauté de la première heure du film des époux Spicer. S’il ne se laisse pas engourdir par la dimension plus ou moins onirique du teen movie récent, créant une latence et l’impression d’un entre-deux-mondes et de la possibilité d’une bascule irréversible dans un univers inconnu (l’âge adulte) dans le meilleur du paradigme contemporain (de The Myth of the American Sleepover de David Robert Mitchell [2010] à Ham on Rye de Tyler Taormina [2019]), I Feel Fine. génère cependant une étrange forme d’anxiété faite de pas grand-chose si ce n’est de l’ambivalence du personnage d’Ozzy, parfaitement représentatif de cette lumière et de cette noirceur mêlées de l’adolescence, période tout aussi fondatrice que potentiellement destructrice, rythmée par l’imprévisibilité et les changements d’état dans tous les sens du terme. Ozzy pourrait presque passer pour une allégorie de cet âge charmant et ingrat ; de ce point de vue, les Spicer s’avèrent dans un premier temps très fins.

Elans suicidaires (©Wayna Pitch)

Dans un premier temps seulement, malheureusement. Le choix des réalisateurs de médicaliser le mal de leur personnage principal et d’oublier la dimension de coming of age de leur film crée alors une forme mélodramatique ne pouvant que lester I Feel Fine. du poids de la facilité et des lieux communs. La légèreté quelque peu anxieuse de la première moitié disparaît au profit d’une peur et d’un chagrin qui envahit tous les recoins du long métrage, effaçant toutes les traces d’ambiguïté et d’ambivalence consubstantielles à l’adolescence pour faire le seul récit du trouble mental. L’ambition semble bel et bien d’émouvoir le spectateur, d’autant que le duo de réalisateurs puise son récit dans son histoire personnelle (Ozzy est le double fictionnel d’un camarade de classe qu’eut Austin Spicer dans ses années lycée), mais les stratégies par trop lacrymales qu’il adopte sont cependant voyantes et contestables. La première d’entre elles se trouve dans la caractérisation des personnages, tous très gentils et bien intentionnés, même si les disputes entre le père et la mère d’Ozzy (interprétés par Corin Nemec et Jana Lee Hamblin) créent poctuellement une tension un peu factice. Cela semble tout bête mais cette manière de brosser le portrait de ceux qui habitent le monde fictionnel du film ne peut qu’émouvoir à moindres frais, créant une empathie sans trouble ni aspérités. On ne peut qu’être révolté et chagriné par le malheur qui tombe sur Ozzy et son entourage, et là se trouve bizarrement l’un des défauts majeurs du film, qui ne laisse pas le choix de l’émotion. La seconde stratégie se trouve dans la fausse pudeur adoptée par les Spicer, entre autres lors d’une scène située vers la fin du long métrage. Les réalisateurs font le choix de ne pas filmer ce qu’Ozzy peut s’infliger, mise en retrait qui peut s’entendre ; plutôt que de privilégier l’ellipse, ils décident cependant de filmer le contrechamp de la situation, les visages frappés d’horreur et de drame des membres de la famille du garçon, décuplant alors paradoxalement le voyeurisme de la situation en créant, encore une fois, une émotion facile et immédiate, prête à l’emploi.

De gentils personnages (E. Passmore ; N. Summers) (©Wayna Pitch)

Difficile de voir ici un cynisme lacrymal sciemment exécuté, nous serions plutôt en présence d’une succession de maladresses qui plombent I Feel Fine., et qui nous fait reconsidérer la lourdeur de métaphores que nous excusions dans la première partie du film mais que sa seconde moitié rend agaçantes (la voiture en surchauffe que le père et le fils tentent de réparer pour qu’elle roule comme avant, double mécanique d’un Ozzy à soigner). Les signes vides, les facilités, les métaphores, la gentillesse : tout cela fait montre d’un film à l’écriture immature et provoquant finalement une frustration immense au regard de ce que sa première heure pouvait laisser envisager. Nous attendrons le second long métrage d’Austin et Hailey Spicer pour voir si leur cinéma balance plutôt vers la finesse du début ou vers la balourdise de la fin d’I Feel Fine..

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A propos de Michaël Delavaud

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