Autour du « Pasolini » d’Abel Ferrara

Pasolini aujourd’hui

Pier Paolo Pasolini est toujours d’actualité, dans l’actualité. Ferrara la nourrit à sa manière en même temps qu’il s’empare avec un certain opportunisme d’un sujet toujours relativement brûlant.
Pasolini, l’intellectuel et l’artiste polyvalent, qui a secoué comme un prunier l’Italie des années cinquante, soixante et soixante-dix – dénonçant inlassablement les dérives néo-fascisantes et ultra-consuméristes, à ses yeux irréversibles, de la société capitaliste d’après-guerre. L’électron libre et l’agitateur inspiré qui n’a ménagé personne : ni les potentats, de quelque Ordre qu’ils soient, ni les jeunes contestataires – hippies chevelus et fils à papa soixante-huitards -, mais que l’Italie a elle aussi constamment malmené, à coups de procès et d’insultes diverses. Pasolini est toujours, plus que jamais peut-être, considéré comme un poète réaliste et un visionnaire rebelle ayant décrit le monde effroyable dans lequel nous ne cessons de vivre ou de survivre, depuis des décennies et encore pour longtemps. Et ce, même s’il reste forcément inconnu, méconnu de la grande masse du public. Ses contradictions, la richesse de sa pensée et de son œuvre sont telles que les exégètes ne semblent pas près d’avoir fini de se pencher sur son cas. Une grande exposition lui a rendu hommage il y a quelques mois, à Rome, Paris et Berlin – conçue entre autres par Alain Bergala, qui a aussi réalisé en 2013 un documentaire sur le poète : La Passion de Rome. Cette année, se tient dans les Universités de Paris 8 et 10 un important Séminaire – organisé notamment par Cécile Sorin et Hervé Joubert-Laurencin, et auquel participent des spécialistes italiens et français – consacré à la dimension de « critique » de Pasolini. Le numéro de janvier 2015 du Magazine Littéraire comporte un dossier dense sur le natif de Bologne.
Le meurtre de celui-ci, qui eut lieu dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, n’a jamais été véritablement élucidé. Giuseppe Pelosi a été arrêté au volant de l’Alfa Roméo de Pasolini et, en 1979, condamné définitivement à un peu plus de neuf années d’emprisonnement, pour un assassinat considéré comme commis seul. En 1984, il obtient une libération conditionnelle. En 2005, il revient sur ses premiers aveux, expliquant que ce sont d’autres personnes qui on assassiné Pasolini – en sa présence -, parmi lesquelles deux criminels liés au trafic de drogue et proches de l’extrême droite. Il les nomme : Franco et Giuseppe Borsellino. Cette affirmation apporte de l’eau au moulin de ceux qui ont soutenu, et soutiennent encore la thèse – l’hypothèse – de l’assassinat politique, réfutant l’idée d’un fait divers lié à une activité sexuelle nocturne au cœur d’une jungle dangereuse et d’une faune composée de frappes plus ou moins petites. Parmi eux, Laura Betti, égérie et compagne platonique de Pasolini, coordinatrice de l’ouvrage Pasolini : Chronique judiciaire, persécution, exécution (1979) ; Giuseppe Lo Bianco et Sandra Rizza, auteurs de l’ouvrage Profondo Nero (2009). L’enquête sur la mort de Pasolini a été rouverte en 2010, des traces d’ADN appartenant à au moins deux personnes autres que Pelosi auraient été retrouvées sur les vêtements de Pasolini (1). Des traces susceptibles de révéler des identités…

Ferrara rend un hommage lumineux à son Maître

Le nouveau film de Ferrara nous est apparu comme une petite merveille cinématographique – même si nous émettrons malgré tout quelques réserves à son endroit.
Le lecteur doit savoir que l’auteur de ces lignes a eu un a priori des plus négatif quand il a appris que celui qui était en train de mener à bien son projet un peu glavioteux sur l’Affaire DSK en préparait un autre sur le sulfureux Pier Paolo Pasolini, victime lui aussi d’affaires touchant aux mœurs… Nous nous sommes presque sentis pris de nausées en imaginant l’auteur de Bad Lieutenant et The King Of New York désormais prêt à manger à toutes sortes de râteliers.

C’est dire combien cet émerveillement qui est maintenant le nôtre est roboratif et nous laisse dans un certain état de béatitude. L’image que nous nous sommes forgée de Ferrara était quelque peu erronée et c’est tant mieux pour tout le monde. Mais ce parcours nous permet aussi de rappeler, s’il en était encore besoin, qu’un préjugé n’a pas nécessairement valeur de jugement définitif, susceptible d’empêcher tout ressenti nouveau et contradictoire ; que l’objet-film peut jouer, de par lui-même et quoi qu’on en dise, un rôle effectif et moteur sur le récepteur, indépendamment de l’état d’esprit global dans lequel se trouve celui-ci et de la façon dont il s’apprête à accueillir l’œuvre qui va être projetée devant lui, et indépendamment des circonstances dans lesquelles celle-ci est vue – même si ces facteurs que sont l’état d’esprit du spectateur, les conditions et le moment de la projection jouent parfois eux aussi un rôle important.

Pourquoi parler de « petite » merveille ? Pour rendre compte, par ce qualificatif, du caractère aérien et fluide d’un film assez court – et réalisé avec un budget modeste. Pasolini n’est pas un monument, même si c’est un hommage fort rendu à l’auteur de Mamma Roma – et même si les images de monuments ne manquent pas dans le film (2). Ce n’est pas un pensum, nonobstant le fait qu’il tente de restituer l’épaisseur, la profondeur intellectuelles et créatives énormes de l’écrivain-cinéaste, sa façon de militer et de dialectiser à coups de marteau – pour enfoncer inlassablement un ou des clous dans le bloc occidental. En cette œuvre, il y a tout à la fois quelque chose de prégnant et de fugitif – à l’image d’une étoile qui n’en finirait pas de filer dans le ciel.

Essentiel est le choix fait par Ferrara de raconter les dernières heures de Pasolini – notamment la journée du 1er novembre 1975. Celles d’un homme animé d’une grande vitalité, d’un poète extrêmement productif… Il se pourrait bien que toutes les journées de Pasolini fussent remplies comme celle que nous décrit Ferrara ; qu’elles soient susceptibles, chacune, de montrer les nombreuses activités et les différentes facettes de l’artiste-intellectuel. Même si le cinéaste américain a effectué un évident travail de condensation, quelques raccourcis plus ou moins problématiques, et a introduit des éléments pris à des moments antérieurs du parcours de son héros – ainsi, pour prendre un exemple, Laura Betti a l’occasion d’évoquer au même moment le tournage d’un film auquel elle vient de participer dans les Balkans, en 1975 donc, et un doublage de voix qu’elle a effectué pour L’Exorciste, en 1973 – ce qui lui permet de parler avec ironie du caractère « diabolique » du cinéma hollywoodien.
Le film dure environ 1 heure et vingt minutes. C’est une gageure inouïe que d’avoir réussi à restituer, ou plutôt suggérer la Puissance de la personnalité de Pasolini, le Tragique de son existence tourmentée, en des traits qui font de l’ouvrage une esquisse, une toile fine composée d’une myriade de petites touches suggestives, allusives, quoique marquantes – et non un ouvrage à l’architecture lourde. William Dafoe qui joue le rôle de Pasolini a eu ce mot juste d’« impressionniste » pour qualifier le biopic de Ferrara (3).

Willem Dafoe, qui est devenu un acteur fétiche pour Ferrara, n’est pas pour peu dans la réussite de cette représentation et de cette mise en scène du personnage de Pasolini. Il a une façon de vivre son rôle qui n’est pas de l’ordre du jeu, mais relève d’un éblouissant paradoxe du comédien. Certains spectateurs s’étonnent de ce que le Pasolini ferrarien et certains de ses interlocuteurs jonglent constamment avec l’anglais et l’italien quand ils s’expriment. C’est effectivement troublant et un peu gênant. Nous pensons personnellement que Ferrara réussit cependant à contourner avec aisance un problème qui est peut-être dû à la coexistence devant la caméra d’acteurs anglo-saxons ne parlant pas bien italien et d’acteurs italiens ne parlant pas bien anglais. Pasolini et sa tribu étaient polyglottes. Le film rend compte à sa façon de ce fait. Il gagne ici un peu de cette dimension de collage que Ferrara souhaitait probablement en partie insuffler à son œuvre. Par ailleurs, est intéressante l’interprétation d’Olivier Père selon laquelle Ferrara filme autant l’acteur qui est sous sa main que le personnage Pasolini, fait aussi de Dafoe le sujet de son film. Il y a dans Pasolini quelques éléments de distanciation de type brechtien (4).

Un film sous forme – partielle – de chronique

Pasolini a en partie la dimension d’une chronique. Le 30 octobre, Pasolini est à Stockholm pour la traduction en suédois de son ouvrage Les Cendres de Gramsci. À l’Institut du Film Suédois, il évoque aussi en public son dernier film, Saló ou les 120 Journées de Sodome – une œuvre qui ne sortira en fait qu’après sa mort. Il rentre en avion à Rome et dort quelques heures chez lui. À son réveil, le 1er novembre, il prend connaissance de la presse, puis travaille un moment à son roman Pétrole, qui restera inachevé. « Pierutti » déjeune ensuite avec sa mère – avec laquelle il habite -, sa cousine Graziella Chiarcossi – actrice ayant joué dans certains de ses films -, son cousin et proche collaborateur Nico Naldini, son extravagante amie Laura Betti. Il est question de la sortie de Saló et des risques de censure du film, de la participation prochaine de Pasolini à un Congrès du Parti Radical, du Prix Nobel de Littérature attribué à Eugenio Montale et que l’auteur de Descriptions de descriptions aurait préféré voir remettre à Sandro Penna. Également des activités de Laura Betti : elle revient de Yougoslavie où elle a joué dans Vices privés, vertus publiques de Miklós Jancsó (5). Pasolini accorde une interview à un journaliste de La Stampa ; entre en contact avec les probables acteurs d’un projet de film qui ne sera jamais tourné : Porno-Théo-Kolossal – il s’adresse par lettre à Eduardo De Filippo, rencontre Ninetto Davoli (6) au moment du souper – ; part en chasse pour se trouver un amant de quelques heures et meurt sauvagement assassiné par un groupe de jeunes Italiens sur la plage d’Ostia. Son corps est découvert le matin du 2 novembre.

À la fin du récit, la caméra filme l’agenda de Pasolini, ouvert – resté et laissé ouvert, ce qui est comme un signe – aux pages des 6 et 7 novembre. Les funérailles de la victime ont été célébrées le 6 novembre (7).

Ferrara s’est beaucoup documenté. Depuis la mort du cinéaste a-t-il affirmé, comme pour laisser entendre que ce qui est devenu Pasolini fut un projet qui l’a habité fort longtemps. Il a eu le souci du détail vrai. Il a fréquenté l’hémérothèque de la Bibliothèque Nationale de Rome – le Corriere Della Sera qu’on le voit feuilleter à un moment est probablement une copie d’un exemplaire d’époque. Il a gagné la confiance de membres encore vivants de la famille Pasolini, rencontré un certain nombre d’anciens collaborateurs du cinéaste-écrivain. A ainsi réussi à s’immerger dans une partie de l’univers concret qu’a connu celui-ci. Dafoe a pu porter des vêtements de Pasolini, un collier à lui. Le décor comporte des objets qu’a réellement utilisés le poète : son agenda ; peut-être l’une de ses machines à écrire – une « Lettera 22 », modèle célèbre de la marque Olivetti. Des livres qu’il a lus et/ou sur lesquels il a écrit sont là – même si ce ne sont pas forcément les exemplaires d’origine – : La Disparition de Majorana de Leonardo Sciascià, les Poésies d’Ossip Mandelstam. La fameuse peinture intitulée Autoportrait avec la fleur dans la bouche (1947) a été placée dans le décor.
L’interview à laquelle on assiste au début du récit correspond à celle que Pasolini a donnée à l’animateur Philippe Bouvard, à Paris, le 31 octobre 1975 – émission Dix de der, Antenne 2. Ce n’est pas la discussion à laquelle il a participé le 30 octobre à Stockholm – et dont l’enregistrement a été retrouvé récemment (8). Ferrara a retranscrit mot pour mot la majeure partie des échanges entre Bouvard et Pasolini – les coupes sont sombres. Mais, il a quand même effectué un ou deux petits raccourcis, qui ne nous paraissent pas insignifiants. En ce début de film, nous avons été pris d’une certaine frayeur, quand Pasolini répond d’emblée à une question sur le sexe en lançant : « Tout est politique ». La phrase est un cliché et nous avons tout de suite douté que le cinéaste puisse l’avoir formulée ainsi, à brûle-pourpoint. Le risque que semble prendre Ferrara est de faire quelque chose comme un « Pasolini pour les Nuls », un travail d’irritante vulgarisation. Et le fait est que, si l’on se reporte à ce qui est dit réellement dans l’interview, Pasolini formule son propos après que et le sexe et la scatologie ont été évoqués, et il le fait de façon plus stylée : « Il n’ y a rien qui ne soit politique ». Le discours réel est moins schématique que celui qui est parfois reproduit dans le film.

On voit également Pasolini s’entretenir avec Furio Colombo, le journaliste de La Stampa. Une rencontre qui a effectivement eu lieu entre 16h et 18h, en ce 1er novembre. L’interview sera publiée le 8 novembre (9). Les échanges sont fournis. Ferrara a repris textuellement certains passages – même si, comme pour l’interview entendue au début du film, il bouleverse quelque peu l’ordre des questions et réponses. Mais il en a éliminé beaucoup d’autres. Car le discours de Pasolini est long, complexe, métaphorique, relativement improvisé.

De l’entretien restitué par Ferrara, il ressort quelques idées-forces, quelques termes marquants. La synthèse est intéressante. Pasolini est un homme se battant seul contre les Institutions. Il considère que la société vit une « tragédie » due à l’action des médias, au système d’éducation qui uniformise les individus. Qui fait d’eux, qu’ils soient riches ou pauvres, et des coupables et des victimes n’ayant plus qu’un seul but : posséder et tuer pour posséder. Il apparaît comme un esprit extralucide qui a vu l’« enfer » et qui veut résister, dire « non » au Système de façon radicale, obstinée et instinctive, alerter ses concitoyens sur la violence qui va selon lui se répandre partout, n’épargner personne. Sur le danger que tout un chacun, comme lui, court.
Ce traitement montre quelqu’un qui a une pensée très synthétique et structurée, mais fait apparaître son discours comme sèchement elliptique, simpliste.
Dans l’interview publiée in extenso par La Stampa, Pasolini n’est pas toujours plus limpide, mais on perçoit la dynamique de sa pensée et de son discours, avec des exemples qui lui permettent de mieux illustrer son propos, avec des articulations qui font sens. On sent un dialogue avec l’interlocuteur – Pasolini répondant, rebondissant, esquivant parfois. Avec l’exemple d’Eichmann et de son activité bureaucratique, on comprend mieux ce que veut dire Pasolini quand il parle négativement du « bon sens ». On perçoit le Pasolini dont probablement Ferrara ne voulait pas faire le portrait : un homme attaché à une certaine idée du Passé, un passé où le bien et le mal semblaient à ses yeux plus faciles à distinguer. Du Pasolini de Ferrara ne transparaît pas cette réaction à la modernisation de la société, cette nostalgie du monde primitif, antique, terrien, paysan… Ferrara donne parfois l’impression de ne vouloir représenter qu’un Pasolini tourné vers l’à-venir…
Un Pasolini jouisseur, même s’il semble aussi, parfois – et c’est important de le dire -, fatigué, triste, inquiet, nostalgique – c’est bien sûr la subtilité du jeu de Dafoe qui permet de ressentir toutes ces aspects de la personnalité du personnage…

Furio Colombo a affirmé que c’est bien Pasolini qui a trouvé le titre de l’article, en expliquant ce qui n’est pas rapporté dans l’interview elle-même : « Je veux préciser que le titre de la rencontre qui apparaît sur cette page est le sien, pas le mien. En effet, à la fin de la conversation qui, comme souvent dans le passé, s’est terminée sur l’affirmation de positions, de points de vue différents, je lui ai demandé s’il voulait donner un titre à son interview. Il y a réfléchi un peu, a changé de sujet, et puis quelque chose nous a ramenés sur l’argument de fond qui était dans toutes ses réponses. « Écoute, – a-t-il dit -, la graine, le sens de tout cela c’est que tu ne sais même pas qui est en train en ce moment de penser à te tuer. Si tu veux, mets ce titre : « Parce que nous sommes tous en danger » (10). Ferrara qui met en scène ce moment n’a pas retenu ce morceau de phrase : « (…) le sens de tout cela c’est que tu ne sais même pas qui est en train en ce moment de penser à te tuer ».

Images des œuvres pasoliniennes en projet

La chronique est enrichie de séquences qui visualisent des extraits des projets intitulés Pétrole et Porno-Théo-Kolossal. Le film acquiert donc une dimension subjective, onirique et allégorique. C’est à une plongée dans l’esprit créatif de Pasolini que Ferrara nous convie. Les œuvres s’annonçaient pharaoniques. Le cinéaste américain a opéré en elles, par obligation et par choix, d’imposantes et radicales coupes claires, en évoquant, imaginant de courtes scènes.

Pétrole est un roman auquel Pasolini a travaillé de 1972 à 1975. Il ne l’a pas terminé. Le texte a été édité en 1992 – un chapitre manquant a été retrouvé en 2010 et a été alors publié à son tour. Pasolini imaginait que ce livre, son écriture, accompagneraient le restant de son existence : une œuvre totale, une œuvre-vie. Ce devait être la Somme de ses expériences, de ses réflexions et de ses connaissances. Largement plus de mille pages étaient envisagées. Un peu plus de 500 ont été concrètement écrites.
Des références multiples – notamment à la mythologie et à la littérature -, des correspondances entre les personnages, entre le créateur et ceux-ci, permettent un jeu riche et complexe relevant de l’intertextualité et de la réflexivité. Le roman se présente comme un collage de textes hétéroclites, comme un mélange de genres et de styles : essais, fragments poétiques, lettres, articles de journaux, annotations, etc.

Ferrara a retenu le contexte politique où le Pouvoir démocrate-chrétien, le Vatican, les Américains entretiennent entre eux des relations de collusion, où la corruption règne, ou les problèmes se règlent par assassinats. Il met évidemment en scène le personnage principal, Carlo, ingénieur de l’ENI (11) – mais, par exemple, pas le jeune garçon appelé Merde. Dans le roman, Carlo est clairement biface, schizoïde ; dans le film il l’est plus indirectement. C’est un cadre bourgeois aux idées de gauche, qui fréquente le gotha transalpin, mais aussi des tapins romains pour des cérémonies fellatoires à l’air libre et nocturne. Il apparaît dans le film comme un témoin. Dans la lettre qu’il adresse à Alberto Moravia, et dont on entend le contenu en voix-off dans le film – une voix qui s’adresse étonnamment à un certain « Roberto » -, Pasolini laisse bien entendre que ce personnage présente des similitudes avec lui-même et le dégoûte dans le même temps. Il y a un autre personnage que met en scène Ferrara et qui permet ce jeu de miroir entre le créateur et ses êtres de fiction : c’est le narrateur interne à la diégèse de Pétrole – aux allures christiques – qui reprend le discours entamé en voix-off par le Pasolini de la diégèse ferrarienne. Ce narrateur parle d’Andrea Fago, l’ « homme qui mange ». Le lien entre celui-ci et Pasolini est, ici aussi, évident : dans l’interview donnée au début du film – celle réellement accordée à Philippe Bouvard – il était question du cannibalisme politique de Pasolini. Fago est dans un avion. Comme Pasolini au début du film. Et il est victime d’un incident violent… comme Enrico Mattei, bien sûr, mais aussi comme Pasolini, en quelque sorte, quand il sera assassiné à Ostia.

Pasolini pensait Porno-Théo-Kolossal comme son possible dernier film. Une œuvre picaresque où un roi mage errant – Epiphanio -, flanqué de son serviteur et ange gardien – Nunzio -, suit une comète identifiée à l’Idéologie en un parcours régressif allant d’un lieu de relative tolérance (Rome-Sodome) à l’antre du fascisme absolu où seul le suicide est la porte de sortie (Paris-Numance). Epiphanio et son Sancho Pança à lui meurent et quittent la Terre pour le Paradis, mais nul Paradis n’existe. Il y a simplement la possibilité d’une distance, d’une élévation permettant de voir l’astre bleu, sa réalité, ses valeurs, vécues et à vivre pour le meilleur et pour le pire. Et d’attendre la suite, autre chose, au-delà d’une Fin qui n’est que mirage…
On pense bien sûr au jubilatoire Uccellacci et Uccellini, au sublime La Terre vue de la Lune.
Ferrara n’a cependant gardé du projet pasolinien que le passage plutôt positif où l’on voit que dans la Ville Éternelle règne l’homosexualité si chère à Pasolini, si essentielle à ses yeux, et où l’espèce humaine ne se perpétue qu’en d’épisodiques Fêtes de la Fertilité. Et il montre l’éblouissement d’Epiphanio quand il voit en la comète l’apparition, la naissance du Messie.

Pasolini n’est pas une œuvre-bilan, rendue possible par le fait que la mort de Pasolini pourrait permettre de faire le montage rétrospectif et sensé de sa vie – pour évoquer ici une formule célèbre du poète. Il est une œuvre simple et ouverte. On ne sent pas le poids du passé qui pourtant pesait réellement sur les épaules de Pasolini, assombrissait souvent sa plume. Il n’est question que d’un homme vivant dans l’instant et pour ses projets en devenir. Un homme en mouvement, en évolution. Dans Pasolini, il n’y a pratiquement aucune référence directe aux si nombreux travaux – déjà – accomplis par l’auteur de Ragazzi di vita depuis plusieurs décennies.

On sent, à travers l’extraordinaire incarnation de William Dafoe, la force de la pensée combattante du corsaire hérétique qu’était Pasolini, on perçoit les quasi-stigmates de celui qui voulait faire et faisait l’expérience des ténèbres et de la Géhenne – les traits creusés de son visage rocheux sont tellement évocateurs ! Cette pensée de la Mort, de sa mort, qui l’habitait, cette forme d’autocritique et de dépréciation de soi – lui, un des représentants de l’Élite bourgeoise – qui le hantaient. Mais on voit aussi et surtout un homme qui vit, qui jouit de la vie dans l’instant, qui l’aime profondément. Ferrara et Dafoe ont campé un individu calme, souriant, humoristique et affectueux – que l’on pense au rapport à la mère, à son attitude quand il prend dans ses bras et sur ses genoux l’enfant que l’ex-amant Ninetto lui présente…
Puisque l’on sait Ferrara acquis à la philosophie bouddhiste, on dira que le protagoniste de son film est foncièrement zen. Il est au-delà de la colère, de la haine – comme il le dit lui-même dans l’entretien du début du récit.
Ferrara a déclaré à propos de ce qu’il a appris en enquêtant sur son « sujet » : « Il vivait la vie qu’il voulait vivre en homme libre, courageux et sans jamais se mettre en colère ! Ce que je n’arrive même pas à concevoir ! Il avait un véritable amour de la vie, une compassion pour son prochain, un sens du partage et de la responsabilité. Il s’impliquait au nom de l’Italie, pour la ville dont il venait, auprès de sa famille. Il était admirable » (12).
Mais nous disposons de témoignages plus directs. Par exemple celui de Dacia Maraini, qui a connu de près Pasolini, a travaillé avec lui. Elle affirme : « Dans sa vie privée, Pasolini était doux, tendre, taciturne (…) fondamentalement timide ». Elle réfute l’idée d’une personne « violente » : « C’était un homme doux et maître de soi ». Si elle reconnaît qu’il avait des « pulsions d’autodestruction », elle les considère comme normales et met en lumière une volonté farouche de vivre et de créer : « Il débordait d’appétits juvéniles. Il faisait des projets pour le futur et regorgeait d’idées. À ma connaissance, quelqu’un qui veut mourir ne fait pas de projets. En somme, ce n’était ni un dépressif, ni un lugubre aspirant au suicide » (13).

L’aspect diaphane du film

Pasolini est plus fragmentaire qu’hétéroclite. Le matériel documentaire et la reconstitution sur la base de l’imagination fictionnalisante sont synthétisés, non juxtaposés. Nous ne sommes pas dans la composition en « chiche-kebab » dont Pasolini parlait à propos de Pétrole. Même si, pour prendre l’exemple de la bande-son, il y a un pot-pourri de styles différents et de pièces d’origines diverses : certaines d’entre celle-ci venant du répertoire populaire, d’autres de la musique classique, d’autres plus spécifiquement et clairement de films de Pasolini – on entend la Messa Luba présente dans L’Évangile selon Saint Matthieu

Il y a un aspect diaphane en cette œuvre. Celui-ci vient notamment d’un travail sur le fondu et la surimpression – qui n’est pas nouveau chez Ferrara. Ces procédés permettent de faire se chevaucher, se superposer différents niveaux de réalité ; le réel effectif et les œuvres de l’esprit, ce réel et la subjectivité – représentée parfois à travers des plans de visage – qui s’en imprègne ou l’imprègne. Ils permettent aussi de montrer que ce qui semble être le tangible et le factuel est une composition mentale, imaginaire et incertaine, parfois réalisée à partir d’éléments relativement distincts.
Ces procédés permettent de mettre en relation des personnes qui ont une humanité commune – au moment même, quelquefois, où il est dit que le lien est brisé. De les mettre en relation parce qu’elles ont des fonctions symboliques comparables, aussi.

Le coscénariste du film, Maurizio Braucci, a déclaré : « Le scénario final est devenu un courant narratif d’une façon qui rappelle la technique picturale dite du « vitrage », mettre couche après couche des couleurs aux tonalités différentes en jouant sur leur transparence de façon à obtenir un résultat plus intense et plus brillant » (14). Ressort de ce discours l’idée à la fois d’une diachronie et d’une synchronie. Prenons l’exemple du parcours censé, au début du film, amener Pasolini de l’aéroport de Rome à son domicile. C’est un moment lyrique, où le paysage se fait mental autant qu’il est concret. Il y a une avancée dans l’espace et le temps – celle de la caméra et celle de la voiture -, avec des plans de différents monuments enchaînés par des fondus. Au cours de cette avancée, apparaissent aussi des plans de cimes d’arbres vues depuis la voiture en mouvement, en même temps que les plans de monuments. Des plans de la lune – astre lumineux pouvant renvoyer au lieu à partir duquel, à la fin du récit, des personnages regardent la Terre – sont vus en même temps que les plans d’arbres. On est dans ce que Christian Metz appelait le « fréquentatif », avec, cela dit, non seulement l’enchaînement et le chevauchement des images, mais aussi leur superposition poétique. La voix off de Pasolini qui évoque un roman qu’il est train d’écrire est, précisions-le, un des éléments de la composition par superposition. On a donc une avancée à travers Rome pour se rendre d’un lieu à un autre, une présentation quasi conceptuelle de la capitale, et une vision personnelle composée d’une perception de cette avancée et de cette réalité urbaine, et d’une représentation d’un imaginaire en activité. Tout cela créé comme un feuilleté d’images relativement transparentes.

L’assassinat de Pasolini

Ferrara re-crée le climat de violence, de terreur qui régnait en Italie durant les années de plomb. On entend à un moment les cris d’une manifestation, mais sans la voir – peut-être par manque de moyens, peut-être pour créer une atmosphère foncièrement subjective. On a le sentiment que se déroule en Italie une véritable guerre civile : le 29 octobre, Mario Zicchieri, militant d’extrême droite de 16 ans, est assassiné, probablement par les Brigades Rouges. Le lendemain, un jeune homme de 21 ans est assassiné par l’extrême droite. C’est Antonio Corrado, pris par erreur pour un militant d’extrême gauche. Pasolini, à son arrivée à Rome, lit des articles concernant ces drames sanglants – même si les noms et les dates exactes ne sont pas donnés -, ainsi qu’un autre sur les suites d’un fait divers atroce qui avait eu lieu quelques semaines auparavant – le Massacre de Circeo du 29 septembre.

Ferrara ne cache pas que Pasolini est partie prenante de la vie de la Cité, mais il montre aussi un homme qui est comme à distance du chaos terrestre, de ce monde qui semble courir à sa perte. Le poète est ailleurs. Il surnage tel un Ange de passage – parfois dans son vaisseau automobile de marque Alfa Romeo à travers les vitres duquel il observe ce qu’il y a au-dehors. Tel un Messie qui témoigne et alerte.

Cela dit, le soir du 1er novembre, Pasolini est à son projet de film – il en parle à Ninetto Davoli -, et il embarque le jeune Pelosi pour une passe. À un moment, on le voit longer des murs sur lesquels sont collées des affiches de la rock star Lou Reed. Étrange. Il y a d’ailleurs un anachronisme, puisque l’image du chanteur américain fait penser à celle de la pochette de son disque Transformer (1972). Le message est donc symbolique, et probablement celui-ci : Pasolini takes a walk on the wild side ; il pénètre dans le monde interlope de Rome, avec ses drogué(e)s, ses prostitué(e)s, ses homosexuels, lesbiennes et/ou transsexuels… Dans les bas-fonds de la société. Il est campé comme un personnage au comportement rock and roll, à la mentalité underground !

Il se trouve que Ferrara a été interpelé sur l’absence relative, dans son film, de la réflexion et de l’action foncièrement politiques de Pasolini. Les réponses du cinéaste américain à ses interlocuteurs ne sont pas convaincantes : elles se résument parfois à un « faites votre film vous-même » (15). Alain Bergala a écrit un texte, court mais important, dans lequel il note que Ferrara a véritablement refusé dans son film d’évoquer ce qui pourrait être la dimension politique, les raisons politiques de l’assassinat du poète (16).
Pour l’essayiste et enseignant de cinéma, cela s’explique par le fait que Ferrara ne voulait pas scénariser son récit. C’est-à-dire, en quelque sorte, dépasser la chronique, entrer sur le terrain de la fiction analysante et questionnante, impliquer dans son récit des forces et instances relativement éloignées de l’existence quotidienne de Pasolini.
Il est clair qu’il n’y pas d’intrigue dans le film. Ferrara a entre autres justifié cela par le caractère hautement mouvementé de la vie de Pasolini. Il explique qu’il n’a pas eu à faire un film d’action – en quelque sorte -, car la vie du poète était hautement « cinématique » (17).
Mais ses réponses, ses justifications, ses prises de position ne sont pas défendables. Puisqu’il se targue d’avoir réalisé un travail de documentariste, rien ne l’empêchait de faire ce que font beaucoup de cinéastes : mettre un carton final expliquant les problèmes soulevés par la façon dont l’enquête criminelle a été menée, les questions restées sans réponses quant aux circonstances de l’assassinat.

En fait, Ferrara ne veut pas entendre parler de cette thèse ou cette hypothèse du meurtre politique. Il l’écarte au profit d’un discours plus spiritualiste. Les réponses qu’il fait à Serge Kaganski à ce propos sont forts de café, si l’on nous permet cette expression – qui trouve cependant son écho dans le film.
« Il y a plein de putains de théories sur sa mort, mais c’est du baratin ! Nous, on a été là-bas, on a parlé au juge, à Pelosi (ndr : l’assassin de Pasolini), on s’en est tenus aux faits avérés. C’est comme ce qui s’est passé au putain de Sofitel avec Dominique : les seuls qui savent sont ceux qui y étaient, point, basta ! Le juge de l’enquête Pasolini, c’est pas un crétin, il a enquêté, bossé sur l’affaire. Ceux qui croient à un crime mafieux ou un crime politique sont des romantiques. Attention, ces hypothèses sont possibles, mais après enquête, on n’a aucune putain de preuve de ces versions. Mon job de réalisateur, c’est de trouver une fin à mon film, mais à partir du moment où je bosse sur la vraie vie de Pasolini, j’ai pas non plus intérêt à me planter et à dire n’importe quoi. Alors je ne vais pas te dire ce qui s’est passé exactement il y a putain de quarante ans sur la plage d’Ostie parce que j’en sais foutrement rien – à part les faits que chacun connait » (18).
Ferrara est ici contradictoire et de mauvaise foi. Car lui-même reconnaît, à un autre moment, lors de son entretien, que sa passion pour Pasolini est (était) « fucking romantique ». Certes, il parle alors de son passé, mais cette utilisation répétitive du terme est amusante. Il ne veut pas considérer qu’un film puisse soulever des questions, entrer sur le terrain des probabilités. Il prend pour argent comptant ce que lui aurait dit l’un des principaux accusés : Pelosi… Pelosi qui a pourtant expliqué dans les années 2000 que les assassins ont traité Pasolini non seulement de « pédé » et de « charogne », mais aussi de « sale communiste ».
Ferrara n’a jamais cru ou voulu croire à cette théorie. Il a même affirmé que, selon lui, Pasolini avait en quelque sorte planifié sa mort – et qu’il avait même déjà tenté de mettre fin à ses jours à la fin des années soixante (19). Cette idée d’un homme allant au-devant de sa mort, de son exécution sacrificielle, est connue et n’est pas nouvelle (20), mais on peut se demander comment se fait-il que Ferrara accorde plus d’importance à cette vision des choses et à des faits discutables qu’à d’autres prises de position prenant en compte les problèmes que l’enquête a révélés sans les élucider, les problèmes qui apparaissent assez clairement quand on étudie la façon dont cette enquête a été menée.

Ferrara montre Pasolini comme un être de vie – on l’a déjà évoqué -, mais aussi un homme qui a la mort en lui et qui va à sa rencontre. Il réussit, et Dafoe avec Ferrara, à le montrer de façon subtile, cependant. Lorsque le poète passe en voiture devant le bar où se trouvent les canailles des bas-fonds romains, avant d’aller manger en compagnie de Ninetto Davoli, on entend la chanson des Staple Singers, I’ll Take You There. Le producteur américain Al Bell l’a écrite après avoir assisté aux funérailles de son frère, tué par balles. Ferrara suggère qu’en passant devant le bistro, puis en s’y rendant plus tard, Pasolini joue avec la mort, va au-devant de son assassinat, même si celui-ci n’est pas à ses yeux prémédité.
Lorsque Furio Colombo demande à Pasolini, qui a évoqué le danger couru par tout un chacun dans l’infernal monde contemporain, ce qu’il compte faire pour éviter, lui, le « danger » qu’il court, l’interviewé met fin à l’entretien en proposant à l’intervieweur de lui envoyer des réponses supplémentaires, par écrit, et plus tard. C’est la version de Ferrara. Et l’on peut avoir l’impression que le cinéaste américain fait suggérer par Pasolini, le radical allant au bout de tout, qu’il n’a aucune intention de fuir ce péril qui le menace.

L’implication de Ferrara

On pourra juger le film de Ferrara superficiel, reposant sur des partis-pris discutables, ne restituant pas la rage – la rabbia – pasolinienne. Mais il ne faut pas oublier que Pasolini est un film de Ferrara. Que l’auteur d’Une vie violente est une figure filtrée par un regard subjectif et optimiste, et qui a ses limites – en même temps que ses propres contradictions.
Personne ne s’était encore vraiment risqué à un tel exercice de narration et de représentation de l’activité et de l’existence de Pier Paolo Pasolini. Et pour cause… Il pourrait facilement donner des résultats catastrophiques, entraîner un réalisateur dans le piège de la pesanteur, du didactisme… Car Pasolini est un auteur complexe, sa pensée est érudite, massive, extrême, abstruse, labyrinthique. Il n’est pas sûr que le cinéma soit un art qui puisse gérer facilement toutes les données à récolter sur lui.

Ferrara est parti à la rencontre de Pier Paolo Pasolini, mais il s’est aussi exprimé pour son compte à travers lui. Il a tenté de se servir de l’assertion de l’écrivain italien selon laquelle « l’art narratif est mort » – que l’on entend dans le film. La forme de son film n’est pas véritablement extra-ordinaire, mais lui aussi a, comme le concepteur de Pétrole, cherché à concevoir une œuvre sans début ni fin. Car la mort de Pasolini n’est pas pour l’auteur de Nos funérailles un stade terminal.
C’est pourtant bien en temps que cinéaste ayant des préoccupations d’ordre eschatologique qu’il a travaillé sur l’issue du parcours de son personnage… Mais sur le mode de l’ouverture, de la suspension.

Pour Ferrara, qui au long du film établit des relations entre certains personnages, entre les êtres, Pasolini est – comme – Epiphanio… Il meurt, mais son âme survit… La caméra trace le mouvement de cet esprit qui flotte, surplombe notre monde…
La figure récurrente de l’avion est intéressante de ce point de vue. L’avion est, on l’a vu, ce qui relie certains personnages qui sont en même temps distingués. Mais il est aussi le symbole et du crash corporel et de l’élévation spirituelle. Lorsque Pasolini est dans sa voiture arrêtée sur la plage d’Ostie, avec Pelosi à qui il s’apprête à faire une fellation, on entend le bruit des moteurs d’un aérodyne en vol.

Peu de critiques on manqué de rapprocher Pasolini de Welcome In New York, de Go-Go Tales, et surtout de ce film au titre si évocateur 4:44 – Dernier jour sur terre dont l’acteur principal est également Willem Dafoe. Parce qu’il est question dans ces films de la chute d’un individu, de la fin des temps.

Le lecteur a-t-il ici besoin de quelques preuves de l’engagement de Ferrara dans son film, à travers la parole portée par son Pasolini ? Du caractère ferrarien de Pasolini ?

Nous avons déjà évoqué les Américains Lou Reed et The Staple Singers… La chanson de Tony Joe White, Polk Salad Annie, que l’on entend lors de la rencontre entre Pelosi et le poète en danger évoque indirectement le cannabis, une substance supposée toxique. Qui, pour ce que l’on sait, se droguait ? Pasolini ou Ferrara ?
Le cinéaste américain fait dire par son protagoniste quelque chose que le vrai Pasolini n’a pas déclaré à Furio Colombo lors de l’interview pour La Stampa, au moment où il répond à la question concernant ce qui lui resterait si tout ce qu’il critique disparaissait : « Je crois que je ferais des films même si j’étais le dernier homme libre. Je fais peut-être des films par besoin. J’aime ça. J’en ai envie, donc je le fais. Sois je me suicide, sois je le fais ! Je fais des films… pour pouvoir m’exprimer. Et peu importe si mon expression est aliénée. Au moins je m’exprime le plus librement possible. » [Nous reproduisons les sous-titres français]. C’est bien ici, nous semble-t-il, le réalisateur de films Abel Ferrara qui s’exprime !

En guise de conclusion

Il n’est pas sûr que le film apporte beaucoup à ceux qui connaissent Pasolini – sinon leur rappeler qu’un artiste, un intellectuel est aussi un homme qui mange, urine et défèque, dort, joue – en l’occurrence au football – et a une vie sexuelle. A parfois le souci clair et positif de son corps. Il n’est pas sûr qu’il apporte beaucoup à ceux qui ne connaissent pas Pasolini – sauf aux quelques spectateurs qui auraient une saine curiosité les poussant à s’informer sur lui, à voir et lire ses œuvres !
Mais peu importe, Ferrara a contribué d’assez belle manière à une révélation filmique de certains aspects de la vie de cet homme appelé Pier Paolo Pasolini.

Le parcours du cinéaste américain est en dents de scie. Nous sommes loin d’avoir été convaincus par son film sur Marie-Madeleine, par celui sur Dominique Strauss Kahn. Nous avons été heureusement surpris par ce dernier opus, ici présenté. Le prochain, déjà annoncé, a de quoi nous inquiéter et faire naître en nous de nouveaux a priori négatifs – mais ceux-ci n’engagent, donc et bien évidemment, que celui qui écrit ces lignes. Ferrara préparerait un film sur Carl Gustav Jung et son Cahier Rouge. Jung, psychanalyste illuminé, intéressé de manière excessive et fort peu rationnelle par le religieux – christianisme, bouddhisme -, le gnosticisme, la parapsychologie…

Mais… Let’s wait and see… Un nouveau miracle est toujours possible.

Notes :

(1) Lucie Geffroy, « Des traces d’ADN relancent l’enquête sur la mort de Pasolini », Courrier International, 2 décembre 2014.
http://www.courrierinternational.com/article/2014/12/02/des-traces-d-adn-relancent-l-enquete-sur-la-mort-de-pasolini

(2) À Rome, Pasolini a entre autres habité un appartement situé dans le quartier créé par les fascistes entre la fin des années trente et le début des années quarante et appelé E.U.R. (Esposizione Universale Roma). Dans le film, un plan montre le Palais de la Civilisation Italienne sur lequel est inscrit : « Un peuple de poètes, d’artistes, de héros, de saints, de penseurs, de scientifiques, de navigateurs et de transmigrants » [notre traduction]. Il est évident que Ferrara veut signifier que Pasolini en fait partie ! On notera que celui-ci n’appréciait pas ce secteur architectural érigé durant le ventennio nero, qu’il considérait comme sépulcral et qu’il comparaît à un « urinoir ».

(3) Samuel Fragoso, « Willem Dafoe on Playing Pier Paolo Pasolini and How Hollywood Can Be The Devil », Vulture, 10/1/2014.
http://www.vulture.com/2014/10/willem-dafoe-on-playing-pier-paolo-pasolini-abel-ferrara.html

(4) Olivier Père, « Pasolini de Abel Ferrara », Arte, 12 décembre 2014.
http://www.arte.tv/sites/fr/olivierpere/2014/12/12/pasolini-de-abel-ferrara/
Ferrara réussit un créer une manière, pourrions-nous dire en nous rappelant André Bazin quand il évoquait, dans un texte de 1953, l’aspect invraisemblance de l’utilisation de la langue anglaise dans Europe ’51 de Roberto Rossellini – et l’acceptait.

(5) Une pléiade de noms sont mentionnés dans Pasolini. On le comprend et l’accepte puisque les personnages parlent constamment de leurs relations sociales, de personnes qu’on ne peut pas forcément voir en chair et en os dans le cadre du film. Mais on perçoit, dans l’ouvrage ferrarien, une figure de style moderne : le « name dropping ».

(6) Pasolini souhaitait voir De Filippo incarner Epifanio, et son amant et acteur fétiche Ninetto Davoli incarner le jeune Nunzio. Ferrara fait un clin d’oeil à Pasolini en faisant jouer Epifanio par Ninetto Davoli qui a maintenant 66 ans. Nunzio est joué, lui, par un acteur de 35 ans ressemblant à Davoli quand il était jeune.

(7) Sur la figure de l’agenda, on pourra lire le court texte, intéressant, de Hervé Aubron : « Ferrara dans l’agenda de Pasolini », Le Magazine Littéraire, n° 551, janvier 2015.
http://www.magazine-litteraire.com/mensuel/551/ferrara-agenda-pasolini-02-01-2015-134455

(8) Celluloid Liberation Front, « The Lost Pasolini Interview », Mubi, 17 January 2012.

https://mubi.com/notebook/posts/the-lost-pasolini-interview [notre traduction]

(9) Texte téléchargeable ici, dans une traduction française (au 2 janvier 2015) :

« Nous sommes tous en danger », Pier Paolo Pasolini

(10) « Siamo tutti in pericolo », La Stampa – Tutto Libri, 8 novembre 1975 [Entretien avec Furio Colombo].

http://www.pasolini.net/madrid-saggi22.htm [notre traduction]

(11) L’ENI est la Société Nationale Italienne des Hydrocarbures. Créée en 1953, elle est dirigée par l’industriel Enrico Mattei. La politique menée par Mattei, et notamment les accords qu’il passe avec l’Union Soviétique et les pays du Maghreb, gênent les Français et les Américains. Il est menacé. En octobre 1962, il meurt dans un accident d’avion. Il est possible qu’il ait été victime d’un attentat.
Dans les années soixante-dix, Pasolini annonce qu’il connaît les noms de ceux qui auraient commandité l’assassinat de Mattei et qu’il les divulguera. Pasolini pourrait alors avoir été considéré, de ce fait, comme une menace… Et avoir été réellement en danger…

(12) « Abel Ferrara ressuscite Pasolini », Entretien avec Christine Haas, Paris Match, 30 décembre 2014.
http://www.parismatch.com/Culture/Cinema/Abel-Ferrara-ressuscite-Pasolini-679612

(13) « Texte de Dacia Maraini, d’après les propos recueillis par Gianni Borgna lors de leur entretien de l’été 2012 », Pasolini Roma, La Cinémathèque Française / Skira Flammarion, Paris, 2013, p.221, puis pp.224/225.

(14) « Notes sur le scénario » [Dossier de presse sur Pasolini].

(15) https://www.youtube.com/watch?v=93q6_XJXD2w
Débat entre Abel Ferrara, Olivier Père et le public du cinéma « Luminor Hôtel de Ville » (Paris), le 18 novembre 2014.

(16) Alain Bergala, « À propos de « Pasolini » – Le Choix de Ferrara », Critikat, 30 décembre 2014.
http://www.critikat.com/panorama/hors-champ/le-choix-de-ferrara.html

(17) Brandon Harris, « Interview: Abel Ferrara Talks ‘Pasolini’, ‘Welcome To New York’, Cinematic Truth & More », The Playlist – Indiewire, Octobre 10, 2014.
http://blogs.indiewire.com/theplaylist/interview-abel-ferrara-talks-pasolini-welcome-to-new-york-cinematic-truth-more-20141010

(18) « La Vie et l’oeuvre de Pasolini, c’était fucking romantique », Entretien avec Serge Kaganski, Les Inrockuptibles, 31 décembre 2014.
http://www.lesinrocks.com/2014/12/31/actualite/abel-ferrara-la-vie-et-loeuvre-de-pasolini-cetait-fucking-romantique-11543273/

(19) Aïda Ruilova, « Abel Ferrara », Interview Magazine, December 2014.
http://www.interviewmagazine.com/film/abel-ferrara#_
[Non daté sur internet, mais datant probablement de 2013 / Consulté le 4 janvier 2015].

(20) On peut se reporter entre autres à l’ouvrage de Dario Bellezza : Mort de Pasolini
[Éditions Persona, Paris, 1983 / 1ère édition italienne : 1981].

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A propos de Enrique SEKNADJE

3 comments

  1. Bergala

    Ton texte est de loin le meilleur et le plus documenté écrit sur ce film depuis sa sortie. Rien n’y est dogmatiquement affirmé mais tout est « déplié » avec une minutieuse précision. Ce qui n’empêche pas une sympathie personnelle pour ce film, sympathie que je partage pour cet essai filmé « tendre » sur Pasolini.

  2. Article d’une grande et belle richesse, ma foi.
    Mais contrairement à toi, Enrique, passé un premier étonnement, je me suis dit qu’il était tout aussi bien que Ferrara n’entre pas dans l’interprétation de sa mort tragique. Pour plusieurs raisons.
    Tout d’abord comme tu le soulignes dans la citation du réalisateur, il s’agit dans ce film d’approcher dans « sa vraie vie » un grand poète au quotidien, un être chronologique, presque une intériorité, il s’agit de l’entendre respirer finalement, et sur ce point ce film est une réussite, due surtout à l’époustouflant William Dafoe… Mais également parce que ce faisant, Ferrara permet de maintenir son propos resserré. C’est un être de chair et de temps dont il nous est donné la chance de partager les dernières heures. Or, comment résumer près de 50 ans d’enquête, ou de l’arrêter au moment précis d’une thèse ou d’une autre, en maintenant si serré cet angle de vue ? Je pense qu’il s’agirait alors d’un autre film.
    Cela dit, le chant révolutionnaire italien qu’on entend vers la fin, Bella Ciao, m’a semblé comme un hommage poignant de tout un pays pour son poète politiquement indompté. Comme si le réalisateur préférait s’effacer élégamment derrière l’histoire de l’Italie pour prendre en compte et rendre compte de la dimension politique du personnage et de sa mort.

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