Un son de trompette lancinant dans un esprit jazz urbain, un noir et blanc sophistiqué mais un peu rugueux, sans cette patine publicitaire peaufinée par les productions Netflix, des plans fixes magnifiquement cadrés … C’est ainsi que débute Fremont du cinéaste anglais d’origine iranienne, Babak Jalali, qui tourne son premier long métrage cent pour cent américain avec un casting multi ethnique, renouant ainsi avec la fraicheur d’un certain cinéma indépendant du début des années 80. On pense beaucoup aux premiers films de Jim Jarmusch et de la méconnue Sara Driver, productrice de Stranger Than Paradise par ailleurs, tant sur le plan formel que narratif. La photographie rappelle aussi le travail plastique d’un artiste complet, le photographe et documentariste Robert Frank (Candy in the Mountain). Toujours à la frontière de l’indigence sans jamais la traverser, le récit dépouillé, très ténu, s’en tient à une économie scénographique, sous-tendue par des non-dits et une distanciation permanente qui réfute une implication émotionnelle trop facile. Donya, formidablement interprétée par la débutante (et journaliste dans la vraie vie) Anaita Wali Zada, tout en retenue, est une réfugiée afghane qui vit à Fremont près de Los Angeles. Ancienne traductrice pour l’armée américaine, elle travaille désormais dans une petite fabrique de « fortune cookies », ces biscuits servis dans les restaurants chinois emballés avec des petits messages inspirants. Ce métier alimentaire ne la passionne pas spécialement malgré l’émulation intensive mais assez drôle et bienveillante exercée par son patron qui tente de lui transmettre l’amour de son métier. Elle vit seule, n’ayant pour seule amie qu’une collègue de travail qui essaie de lui trouver l’âme sœur. Souffrant d’insomnies, elle finit par avoir un rendez-vous – par un tour de passe-passe – chez un psychiatre pour le moins iconoclaste, passionné par Croc blanc, incarnation sublimée de l’immigré selon ses propres termes.
Loin du drame social prenant pour toile de fond l’insertion des réfugiés ayant fui leur pays d’origine, Fremont dresse le portrait touchant, subtil et réjouissant d’une jeune femme mutique et douce, qui sans être atteinte d’un stress post-traumatique, ne parvient pas à trouver le sommeil, sans doute par culpabilité vis-à-vis de sa famille qui l’a reniée. Le monde du travail n’est pas perçu sous un angle critique, comme un espace physique et mental, oppressant et aliénant. Le cinéaste, va même à rebours des représentations plaquées, filmant le travail comme un lieu monotone mais accueillant. Les salariés ont même l’air de s’ennuyer, d’accepter mécaniquement une routine. Les gestes sont lents, les corps souvent à l’arrêt, les discussions étranges. Le film baigne dans une atmosphère poétique un peu idyllique, hors de tout réalisme malgré un contexte pesant. Les séances chez le psychiatre (génial Gregg Turkington croisé dans Ant Man) évoquent l’humour décalé et dépressif des premiers films de Wes Anderson. Les digressions farfelues – mais pertinentes – du Docteur Anthony autour du roman de Jack London sont délicieuses, libérant une parole qui avait besoin de s’exprimer dans une inversion des rôles savoureuse. A travers la posture hiératique des comédiens, les dialogues perchés et la rigueur des cadrages, la mise en scène touche à l’épure. Loin de tourner à vide, cette esthétisation anachronique traduit le caractère placide et légèrement tourmenté de l’héroïne qui ne se sent pas à sa place sans y être mal. Elle l’exprime simplement au détour d’un échange, signifiant qu’elle aurait pu fuir en Allemagne, en France ou n’importe où dans le monde. Elle semble détachée de tout, absente de son environnement, s’interdisant de construire une nouvelle vie, positionnement lié au sentiment de culpabilité d’avoir fui ses proches.
Une très belle scène prend toute son ampleur par la douce mesure du montage. Dans un plan face caméra, elle répond au médecin « Je n’ai pas trop le temps de penser. J’ai une vie sociale trépidante ». Plan suivant : elle est assise sur un banc, légèrement de dos, fumant une cigarette. Avec tout le temps devant elle et la solitude qui va avec. Toute la pudeur ironique et un peu triste de cette jeune femme est splendidement mise en lumière lors de cet instant suspendu dans le temps, preuve de la subtilité du scénario écrit par le réalisateur et Carolina Cavalli. Cette odyssée du surplace, de l’immobilisme comme un art de vivre, prend un tournant inattendu dans une dernière partie, plus aérée et imprévue, qui bascule sans crier gare du côté du road-movie minimaliste, déployant contre toute attente la nature romanesque – ou romantique – du film. Œuvre à la fois atypique et familière (pour les cinéphiles), Fremont est une tragi-comédie sur le pardon de soi, épicée de ruptures de tons constantes, entre réflexions existentielles et folie d’un petit théâtre de l’absurde, infusant une mélancolie qui persiste bien après la projection.
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