S’essayer à la comédie en France constitue un défi risqué, comme en témoigne un état des lieux plutôt désolant en matière d’humour pas drôle, ringard et beauf. Mais il existe quelques exceptions, essentiellement lorsque les réalisateurs se risquent au décalage, à l’absurde, au poétique. Antonin Peretjatko, Sébastien Betbeder, Quentin Dupieux, Benoit Forgeard, Emmanuel Mouret (même si pour ce dernier le terme comédie reste à débattre) ou même Anthony Cordier avec la géniale série OVNI(S) ont su installer un univers qui leur ressemble et s’imposer dans leur singularité.
Et puis, il y a le duo Baya Kasmi et Michel Leclerc, co-écrivant depuis 13 ans quelques enthousiasmants longs métrages (avec Leclerc presque toujours derrière la caméra) dans un parfait mélange d’humeur politique, d’acidité et de tendresse. Une complicité et une osmose qui explosait littéralement dès leur première collaboration. Dans Le nom des gens, le personnage joué par Sara Forestier, espérant faire passer ses ennemis de droite à gauche en couchant avec eux, s’inspirait de la propre expérience de Baya. Cette conception d’un humour puisant sa substance dans un mariage de l’autobiographique et d’un instantané de société poussé vers l’absurde, la douce dinguerie et l’excentricité se retrouve dans Youssef Salem a du succès le formidable deuxième long métrage de la cinéaste après Je suis à vous tout de suite, un délice en matière d’écriture, de mise en scène et de construction.
Youssef Salem, un écrivain de 45 ans sans beaucoup de succès, se retrouve du jour au lendemain catapulté dans l’actualité avec la publication de Choc Toxique, roman assez cru, dont les personnages sont fortement inspirés par son entourage. Telle une confession masquée, il y parle crûment de son rapport au sexe et pose un regard intime sur ses racines et ses origines, ce qui ne manque pas de créer un scandale, qui se révèle parfait pour les ventes. Le voilà invité sur plusieurs plateaux télé, et sur la liste du Goncourt. Si son éditrice est ravie, Youssef panique et ne conçoit qu’une seule mission : éviter que le livre tombe entre les mains de sa famille.
Baya Kasmi capte avec pertinence l’humeur du présent, où tout va trop vite à l’heure des réseaux sociaux, des tweets à scandale et des récupérations idéologiques. Sur le plateau télé il se fera à la fois agresser par un journaliste d’extrême droite, une militante anti-raciste féministe, se faisant accuser de toutes les tares, récupéré, pouvant servir toutes les causes et tous les militantismes, laissant dans un sentiment de chaos et d’absurdité. Le facho y voit un parfait exemple de l’état des banlieues et de la mentalité d’immigrés jamais intégrés. Tandis que la jeune femme l’accuse d’être un mauvais maghrébin reniant ses origines et mettant en scène un héros obsédé sexuel dégradant l’image de la famille et de la femme. Chacun aYoussef Salem a du succès lu le livre à travers son propre prisme mental, son petit manuel d’interprétation évacuant toute idée ne rentrant pas dans leur système théorique, y compris celui qui en fait l’éloge. Aucun ne s’avère capable d’appréhender l’œuvre pour ce qu’elle est, une libération individuelle par le roman se souciant peu des dogmes imposés par son temps.
Youssef Salem a du succès est une comédie moqueuse touchante, pleine d’autodérision, qui aborde à la fois avec tact et frontalité des sujets graves et délicats, de tous ces thèmes effacés du dialogue familial à l’instar de la sexualité. Le film de Baya Kasmi brille par ce désir cathartique (le sien comme celui de son héros) de « dire » ce qui ne « se dit pas » avec toutes les conséquences qui en découlent, mais qui ne sont peut-être rien face au poids de l’éducation, au poids séculaire de la culpabilité dont les nouvelles générations tentent tant bien que mal de se libérer.
Tel un fil rouge de ce désir d’affranchissement, Youssef Salem a du succès débute par l’évocation d’un conte allégorique qui donne son titre au « choc toxique », évoquant la malédiction de deux amants n’ayant pas pu résister à la tentation de coucher avant le mariage, une histoire racontée à Youssef lorsqu’il était tout petit et qui modèlera par la suite tout son rapport à la sexualité. Trop amoureux, trop portés par le désir, l’orgasme s’était confondu alors à leur mort. Malgré le bon sens de Youssef, cette épée de Damoclès, cette peur de faire l’amour pèse sur la vie « d’obsédé », en érection à la moindre attirance, s’autorisant la masturbation, mais s’interdisant de faire l’amour par peur d’en mourir.
L’éditrice de Youssef s’inquiète de voir un écrivain de 45 ans « organiser sa vie en fonction de sa famille ». Car Youssef a peur et ne cesse de dire qu’il a tout inventé : « Je n’ai vraiment pas envie que les gens confondent et qu’ils s’imaginent que c’est l’histoire de ma famille ». Baya Kasmi interroge la part autobiographique de la fiction – suggérant la possibilité de l’appliquer à son propre film, à ses propres films – lorque son héros semble avoir juste changé le sexe de ses sœurs, métamorphosant la lesbienne en frère homo, et la militante progressiste musulmane en petit trafiquant se payant les services de travailleuses du sexe. Il déclenche ainsi la colère de sa famille, chacun s’y sentant insulté, y compris de son frère qui pleure d’être absent des pages du livre – la pire des humiliations. Là où la démarche de Baya Kasmi se révèle extrêmement intelligente, c’est que tout en restant désopilante, elle n’élude jamais la gravité de son sujet, évoquant ce silence assourdissant que l’on se décide de briser un jour. Il s’agit non seulement du silence que les enfants doivent maintenir au sein d’une famille menée par les tabous, mais des propres mensonges du vieux couple lui-même entre une mère prenant son plaisir quotidien dans les remous de la piscine ou son père tout heureux de se travestir dès qu’il en a l’occasion. Ce qu’il y a aussi de très beau, de très émouvant c’est l’écriture en personnification des personnages et la manière dont ils vivent tous de manière clandestine leurs pulsions intimes, sans s’avouer à eux-mêmes leur droit au plaisir, pour garder leur apparence. Car au-delà de son acidité, ce qui frappe avant tout dans Youssef… c’est son infinie bienveillance.
S’il y a bien une famille que met en valeur Baya Kasmi, c’est sa famille d’acteurs. Ramzy Bedia, qui n’a jamais été aussi bon, est entouré de Caroline Guiela Nguyen, Mela Bedia sa propre sœur et Oussama Kheddam (sœurs et frère de Youssef) et Tassadit Mandi et Abbes Zahmani (les parents), tour à tour drôles et touchants. On ne louera jamais assez le talent comique de Noémie Lvovsky, et ses prises de risque : si géniale dans le dernier Guiraudie, elle est splendide en une éditrice fantasque aux fêlures dissimulées. Quant à Vimala Pons, il suffit de quelques scènes pour qu’elle impose sa présence presque féérique.
Baya Kasmi cite une intervention de Philip Roth disant que « Quand un écrivain naît dans une famille, la famille est foutue » mais son film prend un chemin plus lumineux vers une forme de réconciliation. La psychothérapie par l’écriture a permis de passer de la sensation d’insulte à celle d’amour, permettant d’avancer et de libérer la parole. Dans Youssef Salem a du succès ce que l’on ressent le mieux derrière les éclats de rire, ce sont les battements de cœur.
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