Mythe et réalité

Il existe des « cinéastes mythologiques », qui puisent une large part de leur imaginaire dans les mythes religieux, littéraires, sociaux. Benh Zeitlin est de ceux-là, le réalisateur américain revenant sur le devant de la scène avec son second film Wendy, neuf ans après son premier long métrage Les Bêtes du Sud sauvage (2012), réécriture aussi originale que surévaluée du récit diluvien inscrite dans une tonalité de conte southern gothic.

La démarche de Wendy, ainsi que la structure même du film, est dans un premier temps un peu la même que celle du film précédent de Zeitlin : inscrire ses personnages dans un contexte réaliste (en gros, les expositions des deux films privilégient une représentation des classes les plus populaires) mâtiné d’une esthétique baroque un peu voyante passant essentiellement par un travail de saturation (sonore, chromatique, cinétique…), ceci afin de faire déborder le mythe de cette marmite bouillonnante, de concrétiser les excès esthétiques du départ en un espace imaginaire où tout devient possible. Ici, donc, le contexte réaliste, c’est un restaurant situé sur le bord d’une voie ferrée où Wendy (Devin France, jeune actrice non-professionnelle comme la quasi-totalité du casting du film) aide sa mère à faire le ménage ou à servir dans le maelström perpétuel d’une clientèle bruyante composée de cheminots de passage. Les trains représentent des promesses pour l’enfant, Wendy se sentant coincée dans cet infra-monde ayant tous les airs de la prison tant géographique et sociale. Un jour, attirée par un môme perché sur un wagon de train de marchandises, elle parvient à fuir ce réel trop étroit en grimpant dans la dernière remorque du véhicule et, après un long périple, à pénétrer une sorte de monde parallèle merveilleux (le film fut tourné sur l’île de Montserrat) régi par des enfants en guerre contre les adultes, et dont la sortie est impossible.

Liberté (D. France, Y. Mack) (©Condor Distribution)

Si le roman Peter Pan de J. M. Barrie (publié en 1904) avait comme perspective du départ la force d’attraction du sentiment et de la curiosité (amicaux, amoureux) dans une démarche de récit d’apprentissage, le film de Zeitlin ressemble, lui, à la fuite d’un monde tout à la fois aliénant (la dureté et la répétitivité des actions dans le restaurant) et aimé (ce réel est le lieu représentatif de la mère de Wendy). La jeune fille est une sorte d’incarnation juvénile du hobo, du poète aux semelles de vent vivotant d’un wagon de marchandises à l’autre, à la recherche d’un éden utopique, d’un idéal qui, comme tout idéal, a ses défauts propres. Wendy est donc avant tout une fable racontant une quête de liberté, la même que celle de Zeitlin lui-même qui, par le truchement de la réécriture du mythe (le Déluge hier, Peter Pan aujourd’hui : ses trains à lui, finalement), tente de se libérer des carcans, se permet de remodeler les figurines d’un imaginaire commun et de leur donner un second souffle. Cette réinvention du mythe littéraire, loin d’être aussi pompière que ne l’était celle que le réalisateur avait faite du récit diluvien dans Les Bêtes du Sud sauvage, se trouve assez subtile, originale et ludique pour être convaincante. Le procès qu’une partie de la presse américaine a fait à Benh Zeitlin sur le fait que sa vision ne soit pas conforme à celle de Barrie ressemble de fait à un contresens : l’idée de mythe (quel qu’il soit) suppose bel et bien sa réappropriation par le créateur qui s’en empare. Wendy ne fait que cela : se réapproprier. Emprunter les éléments saillants du roman d’origine, les distordre jusqu’à faire de l’innocence des enfants dépeints par l’auteur édouardien (puis par le film d’animation des studios Disney de 1953) une sorte de système politique anarchiste et anarchique digne de la société enfantine et impitoyable de Sa Majesté des mouches de William Golding. Transformer la classe moyenne londonienne du début du XXème siècle en une classe populaire midwest, la fille de banquier Wendy en une sorte de Tom Sawyer au féminin qui n’a que l’envie d’arpenter le monde. De fait, le mythe en général et Wendy en particulier est avant tout pour Benh Zeitlin une façon de considérer la liberté pour ce qu’elle est véritablement : l’abolition des frontières, tant géographiques que créatrices. Le lieu de tous les possibles.

L’envie de partir (D. France) (©Condor Distribution)

Le Pays imaginaire du film est cependant paradoxal : lieu de l’émancipation par excellence, espace de la prise de pouvoir de l’enfance sur l’adulte en une sorte de clivage aussi absurde que brutal, ce monde parallèle est aussi une prison certes paradisiaque mais inverse à l’idée de liberté utopique qu’il semble représenter. C’est le propre de l’utopie que de devenir son contre-modèle : l’émancipation des enfants face à la dureté du réel est une illusion de laquelle il est difficile pour eux de sortir, paradis qui ne fait cependant pas partie de leur identité intrinsèque, qui les empêche de goûter à nouveau aux plaisirs d’une réalité qui n’est finalement pas que négative, à l’amour d’une mère à la fois rude et tendre se démenant pour leur rendre la vie la plus simple possible. Le grand paradoxe de l’utopie est le suivant : le bonheur y est tel qu’il est générateur de violence et d’une volonté de domination (c’est encore une fois le rapport que le monde décrit dans Wendy peut tisser avec celui de Sa Majesté des mouches). En cela, les personnages des deux frères jumeaux de Wendy, Douglas et James (Gage et Gavin Naquin), sont vraiment intéressants : d’abord caution humoristique d’un film enlevé, ils se retrouvent séparés lors d’une péripétie puis opposés l’un à l’autre dans la dernière partie du film. L’illusion du monde parfait est devenu pomme de discorde et élément mélodramatique, par ailleurs très astucieusement inscrit dans le mythe littéraire. Ce qui était immarcescible dans le réel (l’amour familial) est devenu incertain dans une utopie qui, étonnamment, a tendance à gâter comme un fruit trop mûr.

Wendy et ses frères (D. France, les frères Naquin) (©Condor Distribution)

Ode à la pureté des sentiments et à la peur qu’inspire leur perte potentielle, Wendy n’est pas exempt d’une naïveté parfois encombrante et d’un lyrisme hyperbolique renouant ponctuellement avec le caractère pompeux voire pompier (surtout dans son dernier quart d’heure) qui rendait le premier film de Benh Zeitlin particulièrement pénible. Mais ce Wendy s’avère cependant assez joueur et astucieux pour emporter la mise, oubliant le plus souvent possible l’esthétique de carton-pâte de bon nombre d’adaptations du roman de Barrie pour se concentrer sur les décors grandioses de Montserrat et sur le discours sous-jacent qu’ils véhiculent et qui pourrait tenir lieu de précepte pour le film : la liberté du rêve est belle, mais elle le sera toujours moins que les plaisirs simples que peut prodiguer un réel dont les rudesses ont leurs bontés.

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A propos de Michaël Delavaud

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