Bertrand Bonello – « Nocturama » (Analyse critique : 1ère partie)

Nous nous devons de prévenir le lecteur que ce texte, qui tient de la critique et de l’analyse, donne des informations sur le déroulement du récit qui peuvent le gêner s’il souhaite découvrir le film sans en connaître à l’avance les péripéties successives et, surtout, l’issue.

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De nos jours, une poignée de jeunes Français commettent plusieurs attentats simultanés dans Paris et se cachent – ou au moins la plus grande partie d’entre eux – dans un grand magasin, le temps d’une nuit. Ils pensent quitter les lieux le lendemain et ne pas être identifiés, inquiétés, mais les forces de l’ordre les éliminent un à un en ce faux refuge.

Le film est structuré en deux parties. La première, qui concerne la préparation des actions violentes et leur déroulement, est à notre goût, un peu poussive et terne, mais elle ne doit pas masquer la seconde, plus intense, brillante.

Nocturama nous arrive en une période très délicate. Nul besoin d’expliquer pourquoi. Des questions ont d’ailleurs été posées sur le fait qu’il n’a pas été sélectionné lors du dernier Festival de Cannes.
Bonello a cependant affirmé que son idée scénaristique de départ remonte à 2010, au moment où il travaillait sur L’Apollonide : Souvenirs d’une maison close – dont le récit se déroule à la fin du XIXe siècle. Que, bien qu’accepté par Rectangle Productions, le projet a été remis à plus tard pour lui permettre de tourner son film sur Yves Saint Laurent. Qu’il l’a repris en 2014 et concrétisé en 2015. Des discussions ont eu lieu entre le cinéaste et ses producteurs sur la situation vécue par la France depuis, entre autres, les attentats perpétrés contre le journal Charlie Hebdo ou le magasin Hyper Cacher, sur la manière négative dont le film risquait d’être reçu, sur la façon dont il pouvait être éventuellement retravaillé. La décision aurait cependant été prise de ne pas changer de cap par rapport aux intentions initiales. Une modification a quand même été dévoilée. Le film devait s’intituler à l’origine Paris est une fête. C’est le titre français du roman d’Ernest Hemingway, A Moveable Feast (1964). Les événements de novembre 2015 ont poussé Bonello à en chercher un autre afin de ne pas tomber dans ce qui pourrait être perçu comme une provocation douteuse. L’idée du vocable Nocturama lui est venue du titre d’un disque de Nick Cave (2003). Un Nocturama désigne un vivarium où sont exhibés pour le public des animaux nocturnes… Parfait pour l’auteur du Pornographe.

Il est facile d’écarter ce film avec quelques arguments non forcément irrecevables. Et une partie de la presse ne s’est déjà pas privée de le faire – parfois en dix lignes mal écrites, cependant…
Le film n’a pas grand fond. Les quelques éléments relatifs à la politique, au social et à l’économie, qui sont distillées ici ou là, forment un méli-mélo naïf, une ratatouille idéologique peu mijotée. On ne sait pratiquement rien des motivations des apprentis terroristes. Leur action ne rime à rien. Tout cela est gratuit, vide et futile.

Il devient plus difficile de le faire si l’on s’intéresse à la dimension cinématographique, spécifiquement filmique, de Nocturama. À l’impact indéniablement fort du spectacle que nous offre Bonello, même si d’aucuns pourront le trouver mignard, et considérer la démarche du réalisateur comme étant trop formaliste. Difficile, aussi, si l’on fait le choix de réfléchir aux partis pris politiques relativement clairement assumés de l’auteur et de son œuvre. Nous faisons ce choix.

À beaucoup de points de vue, Bonello travaille sur le fil du rasoir… Mais le cinéaste réussit ce qui pourrait avoir été son pari. Se concentrer sur des êtres qui n’ont certes pas grand-chose à dire, mais qui sont riches de moult sentiments, parfois contradictoires, passant à travers les expressions de leur visage, leur voix, leurs gestes, leur comportement – colère et peur, espoir et désabusement, volonté farouche de faire bouger les choses et conscience que le néant est au bout de la nuit. Donner forme au profond malaise de notre civilisation. Et ce, en un geste visuel et sonore, un peu maniéré, mais également lumineux et dynamique ; et en jouant avec maestria sur différents registres, allant du drame funeste à la raillerie piquante, à la sotie, en passant par la comédie, le récit à suspense tendance giallo, l’attraction distanciatrice.

Et puis, un cinéaste qui connaît, mentionne, ou fait citer par ses personnages le Guy Debord de La Société du spectacle (1967), La Boétie et l’un des opuscules majeurs sur l’oppression et son absurdité foncière – Discours sur la servitude volontaire (1576) -, Wolfgang Sofsky, l’un des plus grands sociologues actuels – auteur du Traité sur la violence (1996), de L’Organisation de la Terreur – Les Camps de concentration (1993), ne peut être foncièrement mauvais ou sérieusement taxé de pédantisme.

Pratiquement aucune indication n’est donc donnée sur les raisons qui poussent les jeunes héros du film à agir comme ils le font, sur leurs motivations. Leur action d’ensemble est en ce sens apparemment gratuite. Pour être honnête et précis, disons que quelques-unes sont bien, cependant, fournies. On les saisit à travers des bribes de dialogues, des textes lus sur internet par certains protagonistes. Et puis, il y a évidemment le choix des cibles, hautement représentatives : le Ministère de l’Intérieur, la Bourse à travers des voitures qui sont garées à son abord, la Banque HSBC à travers son Directeur, la statue de Jeanne d’Arc, une tour de la Défense.

Manifestement, les protagonistes en veulent au monde capitaliste et ultralibéral dans lequel ils vivent. André, qui est à Sciences-Po et envisage d’entrer à l’ENA, évoque à un moment les dictatures du XXe siècle, le rôle de la CIA au Chili pour renverser Allende et le remplacer par Pinochet, l’aide que l’Agence à apportée aux Colonels grecs. Ils en veulent à la politique de licenciements des grandes entreprises – Greg et Sarah regardent des articles en ligne sur les dégraissages massifs effectués par la banque susmentionnée. À cette plaie qu’est le chômage – Fred a l’occasion d’expliquer qu’il cherche vainement du travail depuis une année.
Ils en veulent aussi au néo-fascisme qui gangrène la société occidentale contemporaine. S’en prendre à Jeanne d’Arc c’est viser le Front National et ce qu’il représente, les idées qu’il véhicule et que tous les grands partis reprennent à leur compte – le nom du Directeur de la HSBC est Estrosi. Ce n’est probablement pas un hasard si Bonello a chargé l’un des personnages d’origine maghrébine, Issa, de l’ « attaque » contre ce monument.
La mondialisation est le fléau. La tour de la défense qui est la cible de l’un des attentats se nomme Global – un nom probablement inventé par le réalisateur.

Il est sûr que l’ensemble de ces éléments donnent l’impression que le film part dans tous les sens, que les personnages baragouinent de façon incohérente, ennuyeuse. Et en même temps ils contredisent l’idée de la gratuité absolue des actes terroristes commis par les protagonistes. On peut faire référence à Gide et Lafcadio, à Dostoïevski et Stavroguine, le Démon Possédé, mais c’est risqué. 
Et, de toute façon, la question de la gratuité est plus complexe et paradoxale qu’on veut bien l’entendre, notamment chez l’auteur des Caves du Vatican.
Mais il faut noter d’une part que le discours n’est pas global. Ce sont des individus qui en portent chacun, et chacun à sa manière, des fragments correspondant à leur situation personnelle et à leur idiosyncrasie. D’autre part, qu’il nous semble que cette confusion se manifestant à travers les paroles des personnages renvoie à une position assumée de Bonello. On sent des êtres portés par leur élan de révolte, de colère, mais qui ne maîtrisent absolument pas les données qui le motivent ou pourraient le motiver de façon rationnelle et réfléchie. Il y a de ce point de vue, une scène assez amusante où les commentaires des médias d’actualité – on pense à BFM -, ou Facebook et le Medef sont épinglés par certains personnages de façon manifestement naïve et superficielle. Ceux-ci fonctionnent par clichés et raccourcis ; ils cèdent à la facilité, manquent de capacités réflexives et analytiques, ont de grandes difficultés à comprendre les rouages complexes du Système dans lequel ils vivent. Comme beaucoup de nos concitoyens, comme beaucoup d’entre nous.

Il faut, à notre sens, prendre ce film comme captant et restituant l’air du temps et se situant davantage dans une représentation abstraite, symbolique, quasi théâtrale, malgré ses connexions à la réalité que nous connaissons et vivons actuellement. Cet air c’est celui d’un monde dévoré par le marasme, qui se sait dans une impasse, qui a perdu ses repères, qui ne supporte plus ce qui est ressenti comme des injustices ; qui n’arrive certes pas à penser les racines des problèmes, mais qui est convaincu que quelque chose de radical doit se produire… Quelque chose qui fasse exploser les carcans, remette les pendules à l’heure, permette de redémarrer sur de nouvelles bases – quitte à faire table rase du passé… Qui soit donc un acte violent… Et inhabituel dans sa violence, puisque la violence est quotidienne et devenue anodine. Un personnage secondaire dit à l’un des auteurs des attentats, à un moment : « Ça devait arriver »… Et le répète.
 Parmi les déclarations faites par Bonello, notamment dans le dossier de presse, on trouve l’idée de la « cocotte-minute » qui finit par exploser parce que les gens se laissent opprimer, se contiennent jusqu’à un moment où ils finissent par dire « non » de façon extrémiste, poussés à bout. Celle de l’attitude « punk » qu’adoptent des adolescents vivant dans une certaine forme, paradoxale, d’ « utopie », animés par un « désir » de hurler : « stop », par une pulsion de révolution et de « destruction ». 
Il faut noter que le choix de Bonello est de montrer que toute la société est touchée, même si c’est la jeunesse qui est au centre de sa représentation. Il y a des jeunes fort jeunes et des jeunes moins jeunes. Si on met l’énigmatique et étonnant personnage de Greg à part – le guide qui va disparaître sans laisser de trace -, on peut considérer le vigile prénommé Omar comme approchant la trentaine. André est né en 1992. Mika est presque encore un enfant. Les protagonistes sont d’origines culturelles et sociales diverses. Mika, Yacin, Issa et son frère Samir, vivent dans le secteur de Saint-Denis et sont apparemment maghrébins. On sent qu’ils ont du mal à s’insérer dans la société, dans le monde professionnel. André et Sarah viennent d’un milieu bourgeois, habitent Paris intra-muros. Ils sont des fils à papa. David habite à Aubervilliers, mais ses études sont susceptibles de le mener sur la même voie qu’eux. Bonello ne manque pas de nous montrer, en un détail significatif, qu’André, contrairement à la plupart des autres usagers, n’a pas de Pass Navigo, mais prend le métro avec un ticket – donc probablement très occasionnellement.
Le fait de présenter un tel « panel représentatif » ne nous a pas paru trop démonstratif et artificiel.
Bonello a veillé à ce que les liens entre les délits de ses protagonistes avec les attentats islamistes récents ne puissent être établis. Aucun personnage ne manifeste de conviction religieuse. Sauf Samir, peut-être, qui pense à l’Au-Delà et s’arme d’un couteau.

La référence au punk – et à ses prolongements dans le rap – est intéressante. D’autant plus que l’on ne peut s’empêcher de penser, après avoir vu le film ou au cours de la vision de celui-ci, à un moment ou à un autre, que ces jeunes gens vont au casse-pipe, se suicident, s’autodétruisent plus ou moins consciemment. Pas de futur. Pour personne. Ils appellent la mort. Ils vivent à la fois dans le rêve et dans la désespérance. Ils n’aiment rien, comme le rappe inlassablement Chief Keef dans le morceau I Don’t Like (2012). Et il est trop tard pour aimer, car la destruction est là et la vengeance approche, comme le dit le chanteur de Hearts Revolution dans Ultraviolence (2008). Lorsque Yacin, maquillé et portant perruque, chante devant ses camarades le My Way de Frank Sinatra (1969), interprété par Shirley Bassey (1970), nous n’avons pu nous empêcher de penser à la version de Sid Vicious (1979). Cette version est présente en filigrane, et Bonello ne pouvait la faire entendre sans tomber dans une trop lourde évidence. Il a peut-être choisi des voies détournées.

Il y a en ce film, en ses personnages, en son auteur, de l’utopie positive et beaucoup de nihilisme. L’œuvre est placée sous le signe de la tragédie. Que l’on pense aux mots d’André évoquant la Renaissance consécutive à la Décadence, et qu’il associe, lui, à Thanatos. Que l’on pense à la Grande Symphonie Funèbre et Triomphale de Berlioz qu’évoque David, et à un Requiem du même compositeur qu’il écoute, quand il parle à Sarah de la colonne de la Bastille, faux symbole de la Révolution. À l’hommage que rendent les membres du groupe reclus dans le grand magasin au défunt Fred, et qu’ils se rendent aussi à eux-mêmes, eux qui n’ont pourtant pas encore trépassé, mais le seront sous peu. Au pressentiment d’Issa, juste avant l’assaut des forces de l’ordre, dont elle n’est pas au courant – contrairement à certains autres de ses comparses : « On va tous mourir ».  Au chat noir – noir comme les silhouettes des policiers justiciers qui s’apprêtent à passer à l’action – qui glisse dans des recoins du magasin. À l’image des flammes qui clôt le film et constitue la réponse infernale et cinglante aux rêves de Paradis de Samir, aux appels à l’aide qu’il lance juste avant de recevoir la décharge sèche qui va l’occire.

La position de Bonello vis-à-vis de ses personnages, si on les prend dans leur ensemble, est complexe, non univoque. Ceux-ci sont acteurs d’une rébellion nécessaire. Ils souhaitent cependant, pour certains, ne pas faire de victimes, ou le moins possible. N’agir que dans le domaine du symbolique. C’est le cas notamment de David – on sent qu’il a une certaine éthique… par exemple lorsqu’il parle de l’âge de Willow Smith quand elle interprète Whip My Hair (2010) et apparaît dans le clip de la chanson. Mais d’autres n’hésitent pas à tuer. Et ces meurtriers le font parfois en mentant à leurs complices. C’est le cas, dans une certaine mesure du vigile Fred, mais surtout du vigile Omar. Cela ne change pas grand-chose, tous les protagonistes connaîtront le même sort. Mais la caméra du réalisateur s’attarde bien sur les collègues d’Omar abattus froidement, images associées à l’idée du « n’importe quoi » qui passe à travers la répartie d’un personnage, et cette caméra établit le lien entre ces assassinats et l’exécution du coupable par la police. On notera d’ailleurs que les deux gardiens criminels sont tués dans le dos, ce qui n’est manifestement pas le cas des autres protagonistes. Certains jeunes sont, à un moment ou à un autre, pris par l’angoisse, saisis par le doute et la culpabilité. C’est le cas de Sarah qui affirme « flipper ». Ou d’Issa qui voit plusieurs raisons d’avoir été repérée, identifiée. Ils revivent en des flashs torturants leurs actions ou les drames dont ils ont été témoins. Et Bonello, d’ailleurs, en un geste qui accompagne ces sentiments, met certaines de ses créatures face à leurs méfaits. Mika est devant un miroir et une image de l’explosion au Ministère de l’Intérieur ressurgit – c’est lui qui a installé l’explosif en ce lieu. Issa revoit en des images coupantes le visage de Jeanne d’Arc qu’elle a brûlée. La combattante qui semble pleurer, regarder la soeur de Samir, et lui dire : Qu’as-tu fait, que m’as-tu fait ?

 Mais beaucoup de ces personnages, notamment Yacine, sont vus comme des enfants dépassés par leurs projets et pulsions, ne maniant comme armes que des jouets inoffensifs. Des victimes dont la naïveté et le manque d’intuition permettent aux autres, aux adultes, de les instrumentaliser, de les envoyer à l’abattoir pour faire à distance et à l’abri leurs affaires personnelles et juteuses, ou mener par procuration leur combat dangereux et hypocrite. Des brebis qui vont être livrées aux loups du Pouvoir s’apprêtant à investir les lieux. Yacine, justement, meurt comme le Crucifié. Sa position, lorsqu’il est abattu et s’effondre devant un lit, évoque la Pietà. Sauf qu’il est seul. Nulle Mater Dolorosa pour le soutenir.
Lors d’une scène où David sort prendre l’air hors du magasin, on le voit aux abords de l’Église Saint-Eustache. D’étranges objets lumineux s’élèvent alors que l’on entend le bruit inquiétant des hélicoptères de la police survolant la capitale. Sont-ce les âmes des futurs martyres qui montent au Ciel ? Sont-ce des représentations des fameuses «lucioles» pasoliniennes ? Non, car, de Ciel il n’y a point, et oui parce que les lucioles n’en finissent pas de disparaître.

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La seconde partie de ce texte est en lecture ICI.

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