Ce texte est surtout destiné aux personnes ayant déjà vu le film.
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Zombi Child, huitième long métrage de Bertrand Bonello est sorti cette semaine sur les écrans. Il est distribué par Les Films du Bal.
Deux mondes fort dissemblables. D’un côté, Haïti et l’univers du vaudou à différentes époques – entre les années soixante et aujourd’hui. De l’autre, la Maison d’éducation de la Légion d’Honneur sise à Saint-Denis – aujourd’hui, au temps du Stade de France, des téléphones cellulaires, du rap.
Bertrand Bonello les associe, non pas pour le meilleur et pour le pire, mais avec un sens à la fois de l’arbitraire ludique et de la relative nécessité – laquelle prouvant, si elle est ressentie par le spectateur, la cohérence de la démarche présidant à la réalisation de Zombi Child. Entremêlements de scènes ou de fragments de scènes à travers des montages parallèles ou constatés, et des montages alternés.
Là, un zombi errant, fuyant sa condition d’esclave. Ici, des demoiselles supposées se dévouer à l’amour de la « patrie » et de la « liberté ». Un rapprochement filmique intrigant, donc. Le versant français permet au cinéaste de symboliser son regard de Niçois sur l’étrange et douloureuse réalité culturelle et historique de cette terre lointaine qu’est Haïti. Et des fils sont de toute façon tissés entre ces deux pôles. L’une des pensionnaires de la Maison d’éducation, Mélissa, est d’origine haïtienne, sa mère ayant obtenu la légion d’honneur – en récompense de son combat contre la dictature des Duvalier.
Napoléon 1er a créé les Maisons d’éducation, celle de Saint-Denis ayant été inaugurée en 1811. Et c’est lui qui a rétabli – légalisé – l’esclavage dans les colonies françaises, par décret, en mai 1802. Pratique inhumaine qui avait été aboli dans une partie de ces territoires d’outre-mer, dont Saint-Domingue, par la « Convention » – en février 1794, via le décret de Pluviôse.
Dans une scène à la fois amusante, édifiante, et faisant écho opportun au propos et à la forme du film, le célèbre historien Patrick Boucheron, spécialiste de l’Histoire de France – engagé par Bertrand Bonello en vue, donc, d’un caméo – évoque, lors d’un cours donné devant des jeunes filles du pensionnat, les soubresauts de ladite Histoire, le rôle de l’Empereur Bonaparte, les idéaux de la Révolution, ceux de la République (1).
Toussaint Louverture s’est opposé à la colonisation française et à l’esclavagisme. Son combat va mener à l’Indépendance de Saint-Domingue, décrétée par Jean-Jacques Dessalines en janvier 1804. Sur un mur de la chambre de Mélissa, qui a un pied-à-terre chez sa tante, est inscrite cette date-événement qui a transformé Saint-Domingue en Haïti.
Bonello s’est beaucoup documenté sur les zombis et la zombification et a cherché à s’écarter du cliché – notamment cinématographique – attaché à ce phénomène, et à le relier à ce qui serait une partie de ses origines : l’esclavagisme (2). Il a étudié et adapté à l’écran le parcours d’un certain Clairvius Narcisse. Comme d’autres Haïtiens, Narcisse aurait été empoisonné avec de la poudre zombi – composé chimique paralysant. Narcisse aurait été enterré vivant sans pouvoir réagir. Ensuite déterré, puis drogué, pour être utilisé comme esclave (3).
Les plans montrant les zombis aux mouvements lents et aux râles rauques, dans un paysage nocturne, sont l’un des points forts, impressionnants, de Zombi Child. Ainsi que ces moments où les morts-vivants sont forcés de travailler dans les champs de canne à sucre, battus quand ils faiblissent, alors même qu’ils souffrent le martyre, sont dans un état second – Christine Angot devrait voir ces scènes ! -, et ceux où Narcisse sortant de son état de zombi, retrouvant progressivement la mémoire, (re)voit avec émerveillement et nostalgie son épouse, le soleil, la nature vivement colorée.
Narcisse prend la tangente et erre dans la nature – telle une ombre de lui-même, un fantôme accablé -, pour ne pas être repris, pour échapper à son frère qui serait à l’origine de sa zombification – à cause d’une histoire d’héritage, de possession de territoire. Le spectateur peut le voir aux abords du magnifique Palais Sans Souci – cette grandiose demeure construite en 1810, après l’Indépendance donc, et en partie détruite par les tremblements de terre de 1842 et 1843. Bonello raconte avoir ainsi marché sur les traces de son ami le réalisateur Charles Najman (1956-2016) qui avait utilisé les vestiges de ce monument comme décor pour son film Royal bonbon (2001).
Du côté de la Maison de l’Éducation, certaines pensionnaires pratiquent des rites plus ou moins insolites – elles aussi ? -, notamment en se regroupant en sororités. Mélissa est acceptée par un groupe de quatre jeunes filles, lors d’une séance nocturne d’intronisation ayant lieu dans une salle dédiée aux Arts plastiques où sont entreposées des statues, figures humaines inanimées. Pour ce faire, elle a dû parler de quelque chose qui lui tient particulièrement à coeur. Quelque chose de son histoire personnelle, de l’histoire et de la culture du territoire dont elle est originaire. La jeune fille évoque – et aura l’occasion d’évoquer plus tard – son grand-père Clairvius Narcisse, le combat politique et humanitaire de sa mère, le tremblement de terre de 2010, la mort de ses parents lors de ce séisme, sa tante qui est mambo et qui a rejoint l’Hexagone… Toutes les secousses violentes, sanglantes dont ont été victimes les Haïtiens.
Mélissa fait aussi et d’ailleurs passer à travers ses interlocutrices un message sur ce qui la constitue, la déchire, sur ce qu’elle est à même de revendiquer – en son nom et en celui des siens, de ses proches, de ses ancêtres. Elle récite face caméra une partie d’un poème de René Deprestre :
Écoutez monde blanc
Les salves de nos morts
Écoutez ma voix de zombi
En l’honneur de nos morts
Écoutez monde blanc
Mon typhon de bêtes fauves
Mon sang déchirant ma tristesse
Sur tous les chemins du monde
Écoutez monde blanc !Le sang nègre ouvre ses vannes
La cale des négriers
Déverse dans la mer
L’écume de nos misères
Les plantations de coton
De café de canne à sucre
Les rails du Congo-Océan
Les abattoirs de Chicago
Les champs de maïs d’indigo
Les centrales sucrières
Les soutes de vos navires
Les compagnies minières
Les chantiers de vos empires
Les usines les mines l’enfer
De nos muscles sur la terre
C’est l’écume de la sueur noire
Qui descend ce soir à la mer !
Haïtien, René Depestre dut s’exiler pour échapper à la dictature. Il a fréquenté Léopold Sédar Senghor et surtout Aimé Césaire, et a été un des représentants de la poésie de la « négritude ».
Alors que Mélissa semble hantée par ses origines zombies, vivre à distance ce qui concerne encore son grand-père Clairvius Narcisse – une cérémonie est organisée en son honneur à Haïti -, une des sœurs du groupe, qui vit un grand chagrin d’amour en jeune fille solitaire et fleur bleue, a l’idée de demander à la tante de Mélissa – qui est mambo, rappelons-le – de l’aider surmonter son drame juvénile à travers une cérémonie vaudou à laquelle va s’inviter brutalement et hargneusement le Baron Samedi (4), trublion macabre au langage très actuel – un peu NTM.
Bertrand Bonello réalise ici une œuvre audacieuse, surprenante. Pas toujours captivante, ni franchement drôle – à des moments où elle voudrait l’être -, mais déployant souvent de beaux passages visuels et sonores – une partie de la musique, assez fascinante, est composée par le cinéaste lui-même. Une œuvre où, comme à son habitude – rappelons-nous Nocturama, très attaqué lors de sa sortie, mais que nous avons personnellement défendu, ici, à Culturopoing -, l’auteur oscille entre l’esthétisme et une forme de représentation politique. Le politique, que l’on retiendra ici, c’est l’idée du miroir avec taches sombres et traces des valeurs dévoyées tendu à la Nation par ses enfants et pupilles (5). C’est l’idée que la culture et la mémoire se propagent, circulent, parfois inconsciemment ou souterrainement, à travers des formes authentiques, mais aussi à travers des ersatz ou des dérivés – déformant ce qui constituait origine fondamentale, mais que l’on ne devrait pas méjuger trop rapidement… car la culture est aussi appropriation et réappropriation, adaptation, mouvement et transmission sous formes vivantes et donc changeantes… Ainsi l’idée de montrer l’intérêt des jeunes filles pour les films d’horreur et de zombies est intéressante, comme celle d’introduire les mots du rappeur Damso que reprennent en chœur les cinq sœurs de la Maison d’Éducation… Damso, au langage très d’jeun et vulgos, mais qui n’oublie pas ses origines africaines et a affirmé vouloir faire un jour quelque chose pour son pays, pour son son continent colonisé, mis à feu et à sang, convoité, pillé.
Notes :
1) « Il s’est alors produit ce que je n’avais pu prévoir. Car ce qu’explique Boucheron entretient un étroit rapport avec le film : une histoire discontinue, souterraine, avec des résurgences, l’interrogation quant à ce qu’est une expérience… Tout cela donne un éclairage qui va nourrir la vision du film. Je ne m’attendais pas à ce que Boucheron commence par la citation de Michelet sur le peuple. Pour un cinéaste qui aime les contrastes, c’était un rêve ! »
(Propos de Bertrand Bonello recueillis par Emmanuel Burdeau pour le Dossier de presse).
2) « J’aimais ce retour aux origines profondes d’un phénomène mondialement connu, et important dans mon rapport fondateur au cinéma puisque, comme spectateur, j’y suis venu par le genre. Zombie est l’orthographe américaine. Zombi, c’est le zombi originel, qui est une figure profondément inscrite dans l’histoire et la culture d’Haïti. Il résulte d’un usage mauvais du vaudou, quelque chose dont on ne parle pas, dont certains nient souvent l’existence. (…) Je me suis inspiré de livres de photographies, de romans, d’ouvrages d’anthropologie, à commencer par celui d’un Suisse, Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, écrit dans les années 1950, qui décrit dans le détail la démarche, la voix nasillarde, la poudre qui dépigmente la peau autour des yeux… ».
(Ibid.)
3) Concernant le cas de Clairvius Narcisse, Le lecteur peut se reporter à l’article de Thomas Messias qui est assez instructif: « L’histoire de l’Haïtien réapparu dix-huit ans après sa mort va être adaptée par Bonello », Slate, 16 octobre 2018.
http://www.slate.fr/story/168248/clairvius-narcisse-zombie-haiti-bertrand-bonello-zombi-child-poison-histoire-vraie
Il peut aussi consulter, entre autres, les travaux du médecin légiste et anthropologue Philippe Charlier. Cf. à ce propos l’ article-interview de Clément Mathis : « Une discussion avec un homme qui a rencontré de vrais zombies », Vice, 7 décembre 2015.
https://www.vice.com/fr/article/53yz83/une-discussion-avec-un-homme-qui-a-rencontr-de-vrais-zombies
4) Le « Baron Samedi » est un esprit divin lié à la Mort et aux cimetières.
5) « Pour revenir à la question politique du point de vue, j’ai parlé tout à l’heure de réserves de départ de la part des Haïtiens. Je crois qu’une des choses qui a permis de les lever est que Zombi Child est sous-tendu par une réflexion sur l’esclavage. Il ne s’agit pas de folklore, mais de réflexion historique et politique. Et ce à partir d’une figure connue dans le monde entier, qui est celle du zombi ».
(Bertrand Bonello dans le Dossier de presse)
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Pour info :
* Bertrand Bonello a évoqué quelques films de zombies qui l’ont inspiré et marqué. Parmi eux, White Zombie de Victor Halperin (1932), The Serpent and the Rainbow de Wes Craven (L’Emprise des ténèbres, 1988). Mais aussi I Walked with a Zombie de Jacques Tourneur (Vaudou, 1943).
Cf., entre autres, à ce sujet : Jean-Baptiste Morain, « Les trois plus beaux films de zombies selon Bertrand Bonello », Les Inrocks, 7 juin 2019. https://www.lesinrocks.com/2019/06/07/cinema/actualite-cinema/dessine-moi-un-zombi/
* Le mois dernier White Zombie de Victor Halperin (1932) a été réédité en Blu-ray + DVD par Bach Films.
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